Analyse
13 juillet 2023

Précision sur le cumul des sanctions pénales et fiscales au regard du principe ne bis in idem prévu par le droit de l’Union européenne

Le 22 mars 2023, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt par lequel elle confirme la conformité du cumul des sanctions pénales et fiscales au principe ne bis in idem garanti par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sous réserve de sa proportionnalité et de sa prévisibilité pour le justiciable.

 

Le 22 mars 2023, la chambre criminelle de la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry du 13 février 2019 qui, pour fraude fiscale et omission d’écritures en comptabilité, avait condamné le prévenu à dix-huit mois d’emprisonnement dont six mois avec sursis probatoire et prononcé une mesure de publication[1].

Cette décision apporte des précisions importantes sur les modalités du cumul de sanctions pénales et fiscales, qui se confronte à la règle ne bis in idem prohibant le cumul de poursuites et de sanctions portant sur les mêmes faits[2].

Pour rappel, la Cour européenne des droits de l’homme a, dès 2014, fait application du principe ne bis in idem en matière de manquements et infractions financières[3], avant de préciser qu’un cumul de sanctions est possible, notamment en matière fiscale, au nom de la complémentarité des poursuites[4].

En 2016 et 2018, le Conseil constitutionnel a quant à lui consacré la possibilité d’un cumul de procédures répressives et administratives complémentaires, en estimant que le recouvrement de la contribution publique et la nécessité de lutte contre la fraude fiscale le justifie dans certains cas[5]. Le Conseil constitutionnel a toutefois émis une réserve d’interprétation des textes qui lui étaient soumis en précisant que le principe du cumul ne s’applique qu’aux cas les plus graves de dissimulation ou d’omission déclarative frauduleuse, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention[6]. Le principe de proportionnalité impose alors que le montant global des sanctions ne puisse pas excéder le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues[7].

Appliquant le raisonnement du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a ensuite retenu, dans un arrêt du 11 septembre 2019, que lorsqu’une personne poursuivie pour fraude fiscale justifie avoir fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent un degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. La Cour de cassation a également rappelé que le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes. À défaut de démonstration d’une telle gravité, le juge ne peut entrer en voie de condamnation[8].

Plus récemment, le 5 mai 2022, la Cour de justice de l’Union européenne saisie de deux questions préjudicielles a jugé que les articles 50[9] et 52 paragraphe 1[10] de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (“la Charte”) ne s’opposent pas à ce que la limitation du cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale en cas de dissimulations frauduleuses ou d’omissions déclaratives en matière de TVA, prévu par une réglementation nationale aux cas les plus graves, ne résulte que d’une jurisprudence établie interprétant, de manière restrictive, les dispositions légales définissant les conditions d’application de ce cumul, à la condition qu’il soit raisonnablement prévisible, au moment où l’infraction est commise, que celle-ci est susceptible de faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale[11].

Par le même arrêt, la Cour de justice de l’Union européenne avait également jugé que ces dispositions s’opposent à une réglementation nationale qui n’assure pas, en cas de cumul d’une sanction pécuniaire et d’une peine privative de liberté, par des règles claires et précises, le cas échéant telles qu’interprétées par les juridictions nationales, que l’ensemble des sanctions infligées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée[12].

En droit interne, le code général des impôts prévoit un cumul des sanctions administratives et pénales en son article 1741, alinéa 1[13], indiquant que quiconque s’est soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel de l’impôt est passible de sanctions pénales, indépendamment des sanctions fiscales applicables en vertu de l’article 1729[14] du même code.

En l’espèce, le demandeur au pourvoi avait sollicité sa relaxe en appel au motif que cette condamnation se heurterait au principe ne bis in idem garanti par la Charte et aux principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines. Il indiquait à ce propos avoir déjà été condamné, pour les mêmes faits, à des pénalités fiscales définitives par un tribunal administratif le 6 juillet 2015[15]. Le prévenu invoquait, au soutien de son pourvoi, la violation du principe ne bis in idem et des articles 50 de la Charte, 1729, 1741 et 1743 du code général des impôts et 591 et 593 du code de procédure pénale[16].

Dans son arrêt du 22 mars 2023, la Cour de cassation rappelle, dans la lignée de sa jurisprudence en la matière et en application de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, que le cumul des sanctions fiscales et pénales est possible à la double condition que celui-ci soit prévisible (I) et que la charge qui découle de cette double condamnation soit proportionnée au regard de la gravité des faits (II), ce qui, en l’espèce, n’avait pas été vérifié par la Cour d’appel.

 

I. Le cumul des sanctions pénales et fiscales est possible si celui-ci est prévisible

 

Par l’arrêt du 5 mai 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que les réglementations nationales limitant les droits et libertés garantis par la Charte sont possibles seulement si elles sont prévues par des règles permettant une prévisibilité du droit pour le justiciable. Ainsi, le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce qu’une limitation du droit fondamental de l’article 50 de la Charte, au titre duquel “nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union européenne” soit prévue par les Etats membres afin de permettre un cumul des sanctions, dès lors que cette limitation est raisonnablement prévisible, au moment où l’infraction est commise[17].

La Cour de justice de l’Union européenne a précisé que le critère de prévisibilité de la loi n’exclut pas le recours à des conseils éclairés pour l’évaluation des potentielles conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé[18].

La Cour de cassation en déduit dans son arrêt du 22 mars 2023 que les dispositions du code général des impôts ne sont pas en elles-mêmes contraires aux exigences de clarté et de précision imposées par le principe de prévisibilité résultant de l’application combinée des articles 50 et 52 de la Charte[19]. Ainsi, il appartient au juge pénal ayant à juger un prévenu de fraude fiscale justifiant avoir fait l’objet à titre personnel, d’une condamnation fiscale pour les mêmes faits, de vérifier qu’il était raisonnablement prévisible pour ce dernier, au moment de la commission de l’infraction, que celle-ci était susceptible de faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale, en tenant compte notamment de la profession du prévenu et des conseils juridiques auxquels il pouvait recourir[20].

En l’espèce, la Cour de cassation relève que les juges d’appel n’ont pas vérifié qu’il était raisonnablement prévisible, pour le prévenu, que les faits puissent faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions pénales et fiscales[21]. Cependant, la Cour de cassation ne censure par l’arrêt de la Cour d’appel sur ce point dès lors qu’à la date des faits, les dispositions des articles 1729 et 1741 du code général des impôts permettaient le cumul de telles sanctions, quels que soient les faits en cause, la dissimulation excédant le dixième de la somme imposable, de sorte que la Cour de cassation a été en mesure de s’assurer de la prévisibilité du cumul pour l’intéressé[22].

 

II. Le cumul des sanctions fiscales et pénales est possible si la charge des deux sanctions cumulées est proportionnée à la gravité des faits

 

Se fondant sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel[23] et sa propre jurisprudence[24] sus-évoquées, la Cour de cassation rappelle que lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction au regard de l’article 1741 du code général des impôts, et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent le degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. Le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes. A défaut d’une telle gravité, le juge ne peut entrer en voie de condamnation[25].

La Cour rappelle également qu’en cas de cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues, le juge pénal n’étant tenu de veiller au respect de l’exigence de proportionnalité que s’il prononce une peine de même nature[26].

Par cet arrêt et en application de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne la plus récente[27], la chambre criminelle ajoute qu’il appartient au juge pénal de s’assurer que la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction commise, le juge étant tenu de motiver sa décision au regard de ces éléments[28].

En l’espèce, la Cour de cassation souligne que les juges du fond n’ont pas recherché, préalablement au prononcé de la peine, si la répression pénale était justifiée au regard de la gravité des faits retenus, alors que le prévenu faisait valoir qu’il avait fait l’objet d’une pénalité fiscale sur le fondement de l’article 1729 du code général des impôts. Par ailleurs, les juges du fond n’ont pas non plus donné d’explication quant à la proportionnalité des sanctions pénales choisies au regard des sanctions fiscales déjà définitivement prononcées et de la gravité concrète des faits commis. Ces éléments ont justifié la censure de la Cour de cassation[29].

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