Analyse
18 septembre 2023

La Cour de cassation reconnaît à la justice française la compétence universelle dans le cadre de crimes commis en Syrie

Dans deux arrêts du 12 mai 2023, la Cour de cassation précise les conditions dans lesquelles la justice française a compétence pour juger des actes de torture, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre lorsque les faits ont été commis à l’étranger, en l’espèce en Syrie, et que ni leur auteur, ni la victime ne sont français.

 

En principe, la justice française n’est compétente que pour juger les crimes commis sur son territoire[i] et les crimes commis à l’étranger, lorsque l’auteur ou la victime est français[ii]. Néanmoins, dans certains cas, au titre de la compétence dite “universelle”, la justice française a compétence pour juger les crimes commis à l’étranger par ou contre une personne de nationalité étrangère[iii].

Ainsi, en vertu de ce principe prévu aux articles 689 et suivants du code de procédure pénale, la justice française est compétente pour juger des crimes énumérés dans des conventions internationales ratifiées par la France, telle que le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre prévus par la convention de Rome de 1998 portant statut de la Cour pénale internationale [iv], si ces faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis.

Par deux arrêts du 12 mai 2023, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation vient se prononcer sur les critères permettant la reconnaissance de cette compétence universelle des juridictions françaises lorsque les faits ont été commis à l’étranger, en l’espèce en Syrie, et qu’aucune des parties n’est française[v].

Dans ces deux affaires, deux hommes de nationalité syrienne (ci-après “les demandeurs”), poursuivis et mis en examen en 2019 et 2020 par la justice française pour complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de crimes de guerre sur des ressortissants étrangers hors de France avaient formé des pourvois en cassation au moyen de l’incompétence des juridictions françaises pour juger les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre en l’absence d’incrimination par la loi syrienne de tels faits [vi].

En effet, dans un premier arrêt du 24 novembre 2021, dit “affaire Chaban” la chambre criminelle, d’abord saisie par le demandeur qui contestait la compétence des juridictions françaises pour le juger pour complicité de crimes contre l’humanité, avait cassé l’arrêt d’appel rendu par la chambre de l’instruction le 18 février 2021[vii] et avait déclaré la justice française incompétente sur le fondement du principe de la double incrimination en l’absence de reconnaissance par le droit syrien de ces crimes et de ratification du statut de Rome par la Syrie, convention portant création de la Cour pénale internationale[viii]. La partie civile dans cette affaire, n’ayant pas reçu notification du pourvoi formé à l’encontre de l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction ni même copie du mémoire à l’appui de celui-ci, formait opposition contre cet arrêt de la Cour de cassation[ix] et produisait des éléments de nature à conduire la Cour de cassation à réexaminer le pourvoi du mis en examen[x].

Dans le second dossier, la chambre de l’instruction dans son arrêt du 4 avril 2022 dit “affaire Nema”, était allée à l’encontre de l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans l’affaire Chaban en déclarant les juridictions françaises compétentes et en retenant l’existence d’une double incrimination. En effet, et selon la chambre de l’instruction, le droit syrien prévoyait l’équivalence de plusieurs infractions définies dans le code pénal français pour les crimes de guerre.[xi] Le mis en examen formait donc un pourvoi en cassation à l’encontre de cette arrêt[xii].

Afin de régler définitivement la question de la compétence universelle des juridictions françaises, l’ancien procureur général près la Cour de cassation, a réuni les deux affaires, Chaban et Nema, et les a soumises à l’Assemblée plénière de la Cour de cassation[xiii]. Il a également appelé à une “interprétation souple” du principe de double incrimination et à ce que “la compétence universelle ne devienne pas une lettre morte[xiv].  En effet, plus d’une centaine de dossiers ouverts devant le pôle crimes contre l’humanité du parquet national antiterroriste pouvaient être impactés par le sens des décisions de l’Assemblée plénière [xv].

Ces deux décisions, qui s’inscrivent dans un objectif de justice pénale internationale, viennent dessiner le contour de critères nécessaires à la compétence universelle en précisant d’abord la fonction de l’auteur des tortures au sein de l’Etat étranger et en créant une notion autonome de la résidence habituelle en droit pénal (I). Puis, la Cour de cassation opère un assouplissement dans son interprétation de la notion de double incrimination dès lors qu’elle considère que l’existence d’une infraction équivalente, suffit à la caractérisation de la condition de double incrimination pour les crimes de guerre ou contre l’humanité (II).

  

I. Ratio personae : extension de la notion d’agent public ou personne agissant à titre officiel et consécration de la notion de résidence habituelle en droit pénal

 

Dans ces deux arrêts du 12 mai 2023, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation se prononce sur la compétence universelle des juridictions françaises dans le cadre de deux typologies d’infractions, les crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, ainsi que les actes de torture sanctionnés par la Convention de New-York du 10 décembre 1984.

Il est donc nécessaire pour retenir la compétence des juridictions françaises que ces infractions soient caractérisées. Or, la Convention de New-York, applicable sur renvoi de l’article 698-2 du Code de procédure pénale, prévoit que “le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, […] lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite” [xvi].

Dans son arrêt “Nema”, la Cour de cassation vient étendre la qualité d’agent de la fonction publique en considérant que la notion de personne agissant à titre officiel comprend les personnes “agissant pour le compte ou au nom d’une entité non gouvernementale, lorsque celle-ci occupe un territoire et exerce une autorité quasi gouvernementale sur ce territoire” telle que l’organisation Jaysh-Al-Islam en Syrie[xvii].

A ce titre, les juges du Quai de l’Horloge ajoutent que l’objectif de la Convention de New-York en précisant la qualité d’agent public, consiste à éviter que ses dispositions ne s’appliquent aux particuliers dans le cadre d’actes privés[xviii].

Une autre condition à la reconnaissance de la compétence universelle des juridictions françaises pour les crimes contre l’humanité et crimes de guerre, est la nécessaire caractérisation d’une résidence habituelle de la personne soupçonnée, sur le territoire français. En effet, l’article 689-11 du code de procédure pénale prévoit que la personne suspectée “peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République[xix].

Avant la décision “Nema”, la Cour de cassation n’avait jamais eu à se prononcer sur cette notion de “résidence habituelle”. Elle fait le choix dans cet arrêt d’écarter la jurisprudence civile au profit de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne, sans doute plus adaptée à la matière pénale, en affirmant que cette notion doit être “appréciée par une analyse reposant sur un faisceau d’indices”[xx].

En l’espèce, la Cour de cassation considère que cette notion doit être interprétée au regard de l’objectif du législateur s’agissant des crimes des guerre et crimes contre l’humanité prévus à l’article 689-11 du code de procédure pénale[xxi]. Ainsi, la Cour considère que si le mis en examen vie principalement en Turquie, les différents éléments de l’enquête avaient permis d’établir une certaine forme de stabilité dans la présence de ce dernier sur le territoire français pendant une période supérieure à 3 mois. La Cour retient notamment un lien de rattachement suffisant de ce mis en examen avec la France par la présence d’une carte étudiante, d’une carte de bibliothèque universitaire, d’une carte téléphonique française ainsi que d’une carte de transport, lors de la perquisition de son domicile[xxii].

Par cette position, la chambre criminelle de la Cour de cassation créée une conception autonome de la notion de résidence habituelle, propre à la matière pénale.

 

II. Ratio materia : assouplissement de l’interprétation de la notion de double incrimination par équivalence d’incriminations

 

La Cour de cassation dans ces décisions du 12 mai 2023 réaffirme que l’article 689-11 du code de procédure pénale contient une règle de double incrimination indiquant qu’un tribunal français peut juger un ressortissant étranger à condition que les actes qualifiés de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre par la loi française soient punissables en vertu de la loi de l’État où ils ont été commis[xxiii].

En revanche, elle précise que cette règle de double incrimination peut être interprétée de deux manières différentes. Une première interprétation examine les crimes dans leur élément contextuel constitutif[xxiv]. Une seconde interprétation consiste à considérer que l’article 689-11 du code de procédure pénale exige uniquement que les faits soient punis dans l’État où ils ont été commis sans s’interroger sur la qualification sous laquelle ils pourraient être poursuivis.

Au titre de la première interprétation, les crimes contre l’humanité sont nécessairement commis “en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique”.  Les crimes de guerre doivent avoir été commis “au cours d’un conflit armé et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés[xxv]. Ainsi, l’élément contextuel fait partie intégrante des actes poursuivis puisque, sans cet élément, les actes ne peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre.  Ce serait donc “cet ensemble qui justifie la compétence extraterritoriale des juridictions françaises, qui n’existe pas pour les seuls actes sous-jacents”.  La chambre criminelle avait retenu cette interprétation dans sa décision sur l’affaire Chaban du 24 novembre 2021[xxvi].

La cour d’appel de Paris avait, quant à elle, retenu la seconde interprétation dans sa décision sur l’affaire Nema du 4 avril 2022[xxvii].

Considérant que le texte de l’article 689-11 du code de procédure pénale ne permettait pas de préciser laquelle des deux interprétations était correcte, la Cour a recherché l’intention du législateur en examinant les débats parlementaires et la décision du Conseil constitutionnel sur les recours contre la loi portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale[xxviii].

Elle a également fait un parallèle avec le critère de double incrimination du régime d’extradition en vertu de l’article 696-3 du code de procédure pénale, estimant que le mécanisme de la compétence universelle constitue une alternative à l’extradition pénale[xxix] et que cette procédure requiert que le “fait” soit “puni par la loi française[xxx], indépendamment de la qualification donnée par l’Etat requérant.[xxxi]

L’assemblée plénière en déduit donc que la condition de double incrimination, telle qu’énoncée à l’article 689-11, n’exige pas une identité de qualification et d’incrimination mais “vise à donner une légitimité juridique à l’intervention des juridictions françaises” en vertu du principe de légalité des peines[xxxii].

Ainsi, selon la Cour, le critère de double incrimination requière pour la poursuite des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, non pas que les actes poursuivis soient incriminés de la même manière dans les deux États, mais uniquement que ces deux Etats criminalisent tous deux les actes, quand bien même ils seraient qualifiés différemment ou si des peines différentes étaient appliquées[xxxiii]. Par là même, elle consacre la seconde interprétation.

Elle précise toutefois, qu’en vertu de l’article 689-11 du code de procédure pénale et du principe de légalité, les juridictions françaises ne peuvent considérer la condition de la double incrimination remplie, uniquement au travers de la volonté de l’Etat syrien de lutter contre les crimes de guerre et crime contre l’humanité par la simple ratification des différentes conventions internationales[xxxiv].

En conséquence, le Cour a jugé que, bien que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ne soient pas expressément mentionnés en tant que tels dans le code pénal syrien, celui-ci incrimine les actes qui ont donné lieu aux poursuites dans les affaires dont elle est saisie. Par conséquent, la Cour a déclaré nul et non avenu l’arrêt du 24 novembre 2021 dans l’affaire Chaban qui avait consacré l’exigence d’une appréciation de la double incrimination au travers de l’élément contextuel constitutif, et a rejeté le pourvoi du requérant dans l’affaire Nema consacrant ainsi l’arrêt rendu par la Cour d’appel le 4 avril 2022, lequel retenait l’existence d’une double incrimination et donc la compétence des juridictions françaises[xxxv].

Ainsi, il ressort de ces derniers arrêts que la chambre criminelle en assouplissant le critère de la double incrimination entend lever les obstacles à la justice pénale internationale et affirme sa volonté de lutter contre les crimes internationaux.

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