I. Le revirement de la Cour de cassation dans l’arrêt du 25 novembre 2020
Par un arrêt du 25 novembre 2020[1], la Cour de cassation a adopté une nouvelle approche en matière de transmission de la responsabilité pénale des personnes morales dans le cadre d’une opération de fusion-absorption.
A. L’état du droit antérieur
Dans le droit antérieur, la chambre criminelle avait pour jurisprudence constante de rejeter la responsabilité pénale de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant l’opération de fusion[2].
La solution était fondée sur l’article 121-1 du code pénal qui prévoit le principe de personnalité des peines[3], tel qu’interprété par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (“CEDH”) au regard de l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme[4].
En effet, la Cour de cassation relevait simplement l’extinction de la personnalité juridique de la société absorbée consécutivement à la dissolution de la société aux termes de l’opération de fusion-absorption[5].
A l’instar de l’extinction de l’action publique par le décès d’une personne physique[6], la perte de personnalité juridique de la société absorbée devait très souvent entraîner l’extinction de l’action publique et de l’exécution de la peine[7].
B. Les fondements du revirement de jurisprudence
Les juridictions nationales sont tenues d’interpréter le droit interne dans un sens conforme aux directives du droit de l’Union[8].
La Cour de Justice de l’Union Européenne (“CJUE”) estimait que l’obligation de payer une amende résultant de faits commis et ayant donné lieu à une décision définitive de condamnation au paiement de celle-ci, avant la fusion, pouvait être transmise à la société absorbante en tant qu’élément du patrimoine passif de la société absorbée[9].
La Cour de cassation n’admettait pourtant pas que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre d’une société absorbante pour des faits commis par une société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique[10]. De ce fait, il existait un risque important que les sociétés tentent de procéder à des opérations de fusion afin d’éviter des éventuelles poursuites et le prononcé de sanctions pénales.
Par la suite, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (“CEDH”) est venue nuancer son appréciation du principe de personnalité juridique des sociétés[11], ouvrant la possibilité à la Cour de cassation de faire évoluer sa jurisprudence en matière de personnalité des peines et de transfert de la responsabilité pénale des sociétés dans le cadre des fusions-absorptions.
En effet, la CEDH a jugé que “la société absorbée n’est pas véritablement autrui à l’égard de la société absorbante” au regard de la continuité économique qui existe entre les sociétés lors d’une fusion-absorption[12]. Ainsi, la CEDH considère que la condamnation de la société absorbante à une amende civile pour des actes restrictifs de concurrence commis par la société absorbée est conciliable avec le principe de personnalité des peines[13].
C. Le transfert de responsabilité pénale de la société absorbée
En reprenant le motif de transfert de patrimoine avec continuité économique, tel qu’avancé par la CEDH dans la décision précitée, la Cour de cassation a fait évoluer sa jurisprudence dans un arrêt historique en 2020[14].
La Cour de cassation juge désormais qu’en cas de fusion-absorption par une société entrant dans le champ de la directive européenne 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, la société absorbante peut-être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction, commis par la société absorbée avant l’opération[15].
Néanmoins, le transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante ne trouve à s’appliquer qu’aux opérations de fusion postérieures à la décision du 25 novembre 2020 au regard du principe de sécurité juridique[16], tel qu’interprété par la CEDH.[17] De plus, le champ d’application est restreint car il ne s’applique qu’aux sociétés anonymes qui sont les seules à être visées par la directive[18].
Par ailleurs, seules les peines d’amende et de confiscation sont susceptibles d’être prononcées à l’encontre de la société absorbante, qui bénéficie des mêmes droits et moyens de défense que la société absorbée aurait pu invoquer face à l’accusation[19].
Enfin, la Cour de cassation ajoute que les opérations de fusion-absorption, quelles qu’en soient la date et la nature des sociétés concernées, conclues uniquement pour soustraire la société absorbée à sa responsabilité pénale, et faire échec aux poursuites diligentées à son encontre, constituent des fraudes à la loi. Dès lors, le juge répressif peut déclarer la société absorbante coupable des faits commis par la société absorbée et prononcer à son encontre toutes les peines encourues[20].
II. Les précisions de la Cour de cassation dans l’arrêt du 13 avril 2022
La Cour de cassation a précisé la portée de son revirement en matière de transfert de la responsabilité pénale des sociétés absorbées dans un arrêt du 13 avril 2022[21].
A. L’application concrète de la nouvelle jurisprudence
L’affaire avait débuté en 2014 avec le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile du chef de recel d’abus de biens sociaux commis par une société opérant sur le marché immobilier[22].
Or, plusieurs années avant le dépôt de plainte, en 2005, l’actionnaire unique de la société avait procédé à la dissolution par anticipation de la personne morale et à la transmission universelle du patrimoine de celle-ci au bénéfice d’une société tierce dont il avait également le contrôle[23].
Dès lors que l’opération de fusion était intervenue antérieurement au revirement du 25 novembre 2020[24], la chambre de l’instruction s’était bornée à clôturer l’information judiciaire en prononçant un non-lieu, au bénéfice de l’actionnaire unique ayant procédé à l’absorption de la société.[25] En effet, cette solution s’inscrivait dans le courant jurisprudentiel empêchant de sanctionner une autre personne que la société absorbée au regard du principe de personnalité des peines.
Néanmoins, la Cour de cassation rappelle qu’en tout état de cause, y compris pour les opérations de fusion réalisées avant 2020, les sociétés absorbantes peuvent toujours être tenues responsable pénalement en cas de fraude à la loi[26].
Dès lors, la Cour censure la décision de non-lieu en estimant que la juridiction d’instruction aurait dû vérifier si les conditions pour exercer des poursuites à l’encontre de la société absorbante, particulièrement l’existence d’une fraude à la loi, étaient remplies, préalablement au prononcé d’une éventuelle décision de non-lieu[27].
B. L’obligation des juges de rechercher un cas de fraude à la loi pour les opérations de fusion-absorption conclues avant le 25 novembre 2020
Ainsi, la Cour de cassation juge que les magistrats instructeurs sont tenus de rechercher, avant de délivrer une ordonnance de non-lieu, si la société mise en cause, ayant fait l’objet d’une opération de fusion-absorption conclue avant le 25 novembre 2020, a mis en œuvre une éventuelle fraude à la loi[28].
La Cour précise que les juridictions d’instruction, qui devront mener les investigations préalables nécessaires pour s’assurer qu’une opération de fusion-absorption est fondée sur des motifs légitimes, plutôt que sur la volonté de se soustraire aux poursuites pénales, devront procéder aux vérifications d’office ou bien à la demande d’une partie qui l’invoque[29].
Pour se prononcer sur une éventuelle fraude à la loi, le juge d’instruction pourra demander un supplément d’information[30].
Quant aux victimes des infractions commises par la société absorbée, elles pourront directement solliciter les magistrats pour qu’ils procèdent à divers actes d’investigation de façon à découvrir les motivations réelles de l’opération de fusion-absorption[31].