L’après Sapin 2 : de simples ajustements pratiques ou une vraie révolution ?
La loi du 9 décembre 2016, dite loi Sapin 2, a ouvert une nouvelle ère de la lutte anticorruption en France[1]. Cinq ans après son entrée en vigueur, des évaluations et des propositions pour légiférer à nouveau en la matière ont été publiées. Une proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la corruption » présentée le 19 octobre 2021 par M. Raphaël Gauvain, alors annoncée comme la "loi Sapin 3", ne semble pas trouver sa place dans le débat législatif au vu du calendrier parlementaire chargé d’ici les élections présidentielles. Cette loi Sapin 3, dont les discussions ne sont donc pas attendues pour tout de suite, soulève toutefois la question de savoir si les évolutions envisagées par ces différents mouvements d’évaluation et de propositions annoncent une révolution ou si elles ne suggèrent que de simples ajustements pratiques.
Après plusieurs années d’application de la loi Sapin 2, la France, soumise en 2021 à deux nouvelles évaluations de son régime de lutte anticorruption par l’OCDE [2] et le GRECO [3], a également engagé une mission parlementaire d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi Sapin 2. Cette évaluation s’est conclue par un rapport d’information présenté le 7 juillet 2021 par Messieurs Raphaël Gauvain et Olivier Marleix, contenant cinquante propositions ayant pour but de « donner un nouveau souffle à la politique anticorruption de la France »[4]. Elle a directement inspiré la proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la corruption » présentée le 19 octobre 2021 par M. Raphaël Gauvain, respectivement les 3 et 9 décembre 2021 [5].
Cette superposition d’analyses, de recommandations et de propositions a montré le besoin de mesures complémentaires à celles édictées par la loi Sapin 2, mais s’agit-il alors de simples ajustements ou d’une révolution de la législation anticorruption ?
Les ajustements apportés aux dispositions de la loi sapin 2 au nom d’une meilleure lutte contre la corruption.
L’extension du champ d’application des obligations de conformité anticorruption aux filiales de groupes de sociétés étrangers établies en France et aux acteurs publics.
L’article 17 de la loi Sapin 2 a contraint les dirigeants des sociétés ayant leur siège social en France ou appartenant à un groupe de sociétés dont la société-mère à son siège social en France, qui emploient au moins 500 salariés et qui génèrent un chiffre d’affaires annuel supérieur à 100 M€, à prendre des mesures de prévention et de détection des faits de corruption commis en France ou à l’étranger [6].
Tant la mission d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi Sapin 2 [7] que la proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la corruption » ont suggéré de supprimer la condition tenant à la localisation du siège de la société-mère en France [8].
Une telle proposition permet de rétablir une égalité pour les opérateurs économiques agissant sur le sol français – dès lors que la maison-mère de ces derniers répond aux seuils de 500 salariés et de 100 M€ de chiffre d’affaires – jusqu’alors altérée par la différence de traitement entre les sociétés françaises et les filiales de groupes étrangers établies en France [9].
Outre les obligations imposées aux opérateurs privés, les analyses, évaluations et propositions faites se sont intéressées aux acteurs publics, lesquels sont fortement exposés aux atteintes à la probité du fait de leurs fonctions et de leurs capacités décisionnelles.
La mission d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi Sapin 2 [10] et la proposition de loi ont ainsi suggéré de rendre applicables les mesures prévues par l’article 17 de la loi Sapin 2 aux établissements publics et d’en faire peser l’obligation sur les responsables de ces acteurs publics [11]. Allant même plus loin que le texte de la loi Sapin 2 et suivant les recommandations de l’AFA [12], il a été suggéré d’ajouter la mise en place de contrôles et d’audits internes en complément des contrôles comptables anticorruption et le développement d’actions de sensibilisation en sus de celles de formation des cadres et autres personnels les plus exposés aux risques de corruption [13].
L’extension de la CJIP au délit de favoritisme et la modification de son régime.
La proposition de loi, en accord avec les recommandations faites par la mission d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi Sapin 2, prévoit une série de modifications visant à améliorer le régime de la CJIP.
Pour éviter toute banalisation de la CJIP, la proposition de loi envisage une extension du champ d’application au délit de favoritisme [14]. Elle envisage également l’augmentation du délai accordé aux personnes morales pour exécuter une sanction de mise en conformité de trois à cinq ans prononcée dans le cadre d’une CJIP [15], ainsi que la possibilité pour le parquet de demander à rallonger la durée de cette dernière avec l’accord de la personne morale et la validation du juge [16] afin de permettre l’exécution complète de la CJIP et d’assurer le succès du dispositif [17].
Mais surtout, il est envisagé de donner accès au dossier de la procédure à la personne morale dès l’instant où cette dernière est informée de la proposition du procureur d’engager une CJIP, et d’étendre la protection des documents et informations échangés en cas de renonciation lors des négociations ou de refus de la proposition du procureur [18]. Cet instant marque aussi la possibilité nouvelle pour le procureur de la République, avec l’accord de la personne morale, de nommer une tierce personne pour représenter la société dans les négociations de la convention [19].
Pour l’OCDE, de telles mesures permettraient de « contribuer à intensifier le recours à cet instrument de résolution hors procès des affaires de [corruption d’agent public étranger] »[20].
La coopération nouvelle entre autorités de contrôle de la mise en œuvre des obligations de conformité anticorruption.
La mission d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi Sapin 2 avait initialement pour volonté de créer une nouvelle autorité, dénommée la Haute Autorité pour la probité, compétente pour contrôler le respect des obligations de conformité des acteurs privés et publics [21].
La proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la corruption » envisage plutôt de revoir la répartition des missions entre l’AFA et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). L’AFA verrait ses missions de coordination administrative et de programmation stratégique, de conseil et de contrôle des acteurs économiques, ainsi que de monitoring et de contrôle de la loi de blocage confirmées [22]. La HATVP quant à elle se verrait confier les missions de conseil et de contrôle des acteurs publics, ainsi que d’élaboration des recommandations et de contrôle de la qualité et de l’efficacité des mesures de prévention et de détection de faits de corruption mises en œuvre par les acteurs publics [23]. À ce titre, la HATVP serait dotée d’un pouvoir de contrôle, d’un droit de communication et d’un pouvoir de sanction concrétisé par la création d’une commission des sanctions [24].
La nouvelle mission de la HATVP de conseil et de contrôle des acteurs publics, impliquant nécessairement d’assurer une cohérence avec la mission de conseil et de contrôle des acteurs économiques de l’AFA, répond à la préoccupation du GRECO qui recommandait un renforcement de la coopération entre l’AFA et la HATVP dans la mise en œuvre de leurs compétences en matière de personnes exerçant de hautes fonctions de l’exécutif [25].
L’amélioration du recours à la justice négociée pour les personnes physiques et morales par une meilleure articulation entre la CJIP et la CRPC.
L’OCDE souligne dans son rapport les critiques apportées au recours aux CRPC en parallèle des négociations de CJIP, notamment lorsque celles-ci ne sont pas homologuées comme dans l’affaire Bolloré. Elle s’inquiète des conséquences d’une telle situation sur la possibilité pour les procureurs et juges instructeurs de conclure des CRPC et sur un blocage du niveau de coopération nécessaire à la conclusion d’une CJIP [26]. L’OCDE a alors recommandé à la France d’inclure les personnes physiques dans la procédure de CJIP ou d’assurer une nouvelle coordination entre les « mécanismes de résolution hors procès respectivement applicables aux personnes physiques et morales » [27].
La mission d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi Sapin 2 n’est pas favorable à l’élargissement de la CJIP aux personnes physiques en ce que cela conduirait à une absence de condamnation pour une infraction aussi grave que la corruption [28]. Elle a donc proposé d’améliorer l’articulation entre ces deux procédures en créant une procédure de CRPC spécifique aux faits de corruption et autres atteintes à la probité où les risques de refus d’homologation seraient limités [29].
Le renforcement des obligations liées au répertoire des représentants d’intérêts comme gage de transparence des décisions publiques.
La proposition de loi suggère de modifier la définition des représentants d’intérêts pour les réduire aux personnes morales de droit privé, aux établissements publics ou groupements publics exerçant une activité industrielle et commerciale, aux organismes mentionnés au chapitre Ier du titre Ier du livre VII du code de commerce et au titre II du code de l’artisanat, ayant pour activité principale ou régulière d’influer sur la décision publique [30].
La proposition de loi invite également à augmenter la fréquence des déclarations et les informations à transmettre, sauf pour les actions menées sur des décisions à faible enjeu envers les décideurs publics appartenant à des collectivités territoriales ou des intercommunalités [31].
Elle prévoit par ailleurs, si la commission des sanctions de la HATVP était créée, de sanctionner administrativement les représentants d’intérêts qui ne se conforment pas à leurs obligations d’une mise sous astreinte en cas de non-respect d’une mise en demeure préalable, suivi éventuellement d’une amende pouvant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial ou 50 % des dépenses engagées pour mettre en œuvre les actions de de représentation d’intérêts concernées, et de publier l’une ou l’autre de ces décisions [32].
Les révolutions potentielles qui émaillent les débats
La possibilité de moduler les mesures de conformité anticorruption prévues par la loi Sapin 2 en fonction du niveau d’exposition au risque.
À la différence de ce qui est prévu pour les acteurs privés, la proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la corruption » prévoit la possibilité pour les responsables publics de ne mettre en place que certaines de ces mesures « en fonction de la nature de l’entité et du niveau d’exposition de l’entité au risque de corruption ou d’atteinte à la probité auquel elle est exposée» [33], selon un décret en Conseil d’Etat.
Apparaît alors l’idée nouvelle d’un régime « souple » dont les mesures seraient à mettre en œuvre à divers degrés en fonction du secteur d’activité, de la taille ou de tout autre critère pertinent appliqué aux acteurs privés, lequel pourrait être un moyen d’obliger les petites et moyennes entreprises à mettre en place des mesures de prévention et de détection de faits de corruption en évitant une politique du « tout ou rien ».
La possibilité d’engager la responsabilité pénale de la personne morale en cas de manquement aux obligations de conformité anticorruption prévues par la loi Sapin 2.
La proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la corruption » prévoit d’assouplir les conditions d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales en permettant d’engager cette dernière en cas de défaut de surveillance du comportement de leurs employés qui aurait permis la commission d’une ou plusieurs infractions [34].
L’OCDE indique à ce sujet qu’elle aurait aimé que le texte aille au-delà du défaut de surveillance et qu’un lien soit fait entre la responsabilité des personnes morales et la mise en place ou le défaut de mise en place d’un programme de conformité [35].
L’entrée de l’enquête interne dans la loi
La pratique de l’enquête interne a été prise en compte dans les lignes directrices conjointes du PNF et de l’AFA, lesquelles indiquent qu’il est « attend[u] de la personne morale qui souhaite bénéficier d’une CJIP » qu’elle ait diligentée une telle enquête [36]. Cette dernière n’est toutefois à ce jour pas normée, exception faite des règles déontologiques dédiées émises par le Barreau de Paris, et en pratique emprunte à d’autres droits, telle la législation sur la protection des données à caractère personnel et la jurisprudence en matière sociale.
La proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la corruption » prévoit son insertion dans le code de procédure pénale lorsqu’elle est diligentée par une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits. Serait alors législativement prévu un vrai régime de l’enquête interne avec un délai raisonnable de convocation, une notification de droits lors de la convocation, la rédaction d’un procès-verbal, relu et signé par la personne auditionnée, ou encore l’accès au dossier [37].
En conclusion, les mesures identifiées démontrent pour la plupart la volonté qu’un futur texte vienne compléter, corriger, formaliser et préciser le sens donné à la lutte française contre la corruption par la loi Sapin 2. Certaines portent toutefois en elles le germe d’une révolution, à l’image d’une possibilité de moduler les mesures anticorruptions à prendre, d’un engagement facilité de la responsabilité pénale de la personne morale ou encore d’un encadrement législatif de l’enquête interne. Il conviendra de voir ce qu’une potentielle loi Sapin 3 contiendra.
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