Publication
6 octobre 2022

Compétence et pouvoirs des tribunaux arbitraux internationaux en matière de corruption

Stéphane de Navacelle et Juliette Musso reviennent sur les questions de compétence et de pouvoirs des arbitres internationaux lorsqu’ils sont confrontés à des allégations ou des faits de corruption.

 

Les arbitres internationaux, en tant que juges habituels du commerce international, seront évidemment confrontés à des faits et allégations liés à la corruption. La Banque mondiale a noté dans un rapport daté de janvier 2020 que “les gros titres de ces dernières années ont été remplis de scandales mondiaux impliquant une corruption d’une ampleur sans précédent”[1]. Parce que la corruption est si répandue et parce que la lutte contre ce délit est mondiale, les arbitres ne peuvent plus ignorer ces questions[2]. Cela est vrai tant dans l’arbitrage commercial que dans l’arbitrage d’investissement[3].

La première question qui se pose est celle de savoir si les tribunaux arbitraux internationaux sont compétents pour connaître des questions de corruption[4]. La majorité des auteurs et des tribunaux reconnaissent aujourd’hui que les tribunaux arbitraux peuvent statuer sur des litiges dont les faits ou les revendications sous-jacents impliquent de la corruption[5], mais une position plus nuancée existe en matière d’arbitrage d’investissement[6].

Une fois que la question de la compétence est étudiée, une autre interrogation importante surgit concernant l’étendue des pouvoirs des tribunaux arbitraux pour traiter des questions de corruption et, notamment, sur la possibilité pour les tribunaux arbitraux de soulever des questions de corruption sua sponte et d’enquêter[7].

Pour comprendre le rôle des arbitres dans la lutte mondiale contre la corruption, cet article abordera d’abord la question de la compétence des tribunaux arbitraux dans les litiges impliquant des affaires de corruption (I) avant de déterminer l’étendue du devoir et des pouvoirs des tribunaux arbitraux confrontés à des allégations et des faits de corruption (II).

 

I. Les questions de corruption dans la phase juridictionnelle

Initialement, les arbitres ont refusé de traiter des allégations de corruption. C’était en effet la position adoptée par le juge Lagergren dans la sentence n° 1110 de la CCI en 1963, dans laquelle l’arbitre unique a estimé que le tribunal n’avait pas compétence pour statuer sur le litige parce que l’affaire impliquait “des violations flagrantes des bonnes mœurs et de l’ordre public international”, ce qui impliquait qu’aucun tribunal étatique ou arbitral ne devait se prononcer sur la question[8].

La situation a beaucoup évolué depuis cette sentence et il est désormais admis que les arbitres ne doivent pas refuser catégoriquement d’affirmer leur compétence uniquement parce que le contrat sous-jacent est entaché de corruption[9]. Néanmoins, la position des tribunaux arbitraux reste différente dans l’arbitrage d’investissement (A) et l’arbitrage commercial (B).

 

A. La compétence des tribunaux arbitraux en matière d’arbitrage d’investissement

La question de la compétence est plus nuancée dans le cadre de l’arbitrage d’investissement. Les traités bilatéraux d’investissement (“TBI”) exigent généralement que l’investissement soit conforme à la législation de l’État d’accueil comme condition préalable pour que l’investisseur soit protégé par ce traité[10]. Si l’investisseur investit dans l’État d’accueil en commettant des faits de corruption, l’État d’accueil pourra faire valoir devant le tribunal arbitral que l’investissement n’est pas protégé par le TBI parce qu’il est entaché d’illégalité[11]. Dans ce cas, l’investisseur ne pourra pas s’appuyer sur la clause d’arbitrage contenue dans le TBI et le tribunal ne sera pas compétent pour décider du différend[12]. Ce raisonnement a en effet été appliqué par des tribunaux arbitraux d’investissement[13].

Le même raisonnement a été confirmé par des tribunaux arbitraux même lorsque le TBI ne contient pas de disposition spécifique sur la légalité de l’investissement[14]. Ces tribunaux ont décidé qu’ils n’étaient pas compétents si l’investissement avait été obtenu par corruption parce que le respect de la législation de l’État d’accueil était implicite dans le TBI[15].

Afin d’éviter le résultat injuste qui se produirait si l’État d’accueil participait activement à la corruption ou à l’action illégale et prétendait ensuite devant le tribunal arbitral qu’il n’était pas compétent pour connaître du litige, les tribunaux arbitraux devraient rejeter l’argument de la compétence en vertu de la doctrine de l’estoppel[16]. Ainsi, l’État d’accueil serait empêché d’utiliser l’exception d’illégalité pour faire valoir que le tribunal n’était pas compétent parce qu’il a participé à l’illégalité ou en avait connaissance.

 

B. La compétence des tribunaux arbitraux en matière commerciale

La question de la légalité de l’investissement ne se pose pas dans le cadre d’un arbitrage commercial où la compétence du tribunal découle directement de la clause d’arbitrage contenue dans le contrat sous-jacent (ou du compromis) qui n’exige pas que la relation commerciale soit légale[17]. Le concept de séparabilité de la clause d’arbitrage signifie que la nullité d’un contrat entaché de corruption ne s’appliquera pas à la clause d’arbitrage[18]. Il est admis que les tribunaux restent compétents pour connaître d’un litige découlant d’un contrat entaché de corruption.

Dans les cas où la compétence du tribunal n’est pas problématique, reste le problème des devoirs et pouvoirs des tribunaux pour traiter des allégations et des scénarios factuels liés à la corruption.

 

II. L’étendue des devoirs et pouvoirs des tribunaux arbitraux confrontés à des questions de corruption

Nous allons d’abord déterminer si l’arbitre a le devoir d’enquêter sur la corruption (A) avant d’examiner les pouvoirs spécifiques dont disposent les tribunaux arbitraux pour mener leurs enquêtes (B).

 

A. Le devoir des arbitres d’enquêter sur des faits de corruption

Bien entendu, lorsqu’une partie allègue des faits corruption afin de demander la nullité du contrat sous-jacent par exemple, le tribunal devra décider s’il y a eu corruption et ne pourra pas ignorer les faits[19].

Un autre scénario factuel se présente fréquemment qui correspond à la situation où aucune partie n’allègue une corruption, mais où le tribunal arbitral est confronté à des preuves qui indiquent que le contrat ou l’investissement sous-jacent a été obtenu par corruption ou est lui-même un contrat de corruption. Le tribunal doit-il enquêter sur cette question, ou doit-il ignorer ces faits et se prononcer uniquement sur les arguments soulevés par les parties ?

Dans l’intérêt de la communauté mondiale qui doit lutter contre “le cancer du commerce international”[20], les arbitres ne devraient pas ignorer les indices de corruption. Cependant, il faut se rappeler que les arbitres reçoivent leur mandat des parties et, si celles-ci décident de ne pas soulever de arguments liés à la corruption, le tribunal peut être enclin à ne pas enquêter afin de se conformer strictement à ce mandat. Ceci est d’autant plus vrai que la plupart des lois sur l’arbitrage prévoient l’annulation des sentences en cas d’ultra petita, ce qui correspond aux scénarios où le tribunal décide d’une question qui ne lui a pas été soumise[21].

La tendance actuelle, néanmoins, est d’encourager les arbitres à ne pas ignorer les preuves qui indiquent des faits liés à de la corruption. Un nombre croissant de tribunaux arbitraux soutiennent qu’ils ont le devoir d’enquêter sur les soupçons de corruption[22]. Plusieurs raisons justifient ce raisonnement.

Tout d’abord, les arbitres ont le devoir de rendre une sentence exécutoire au siège de l’arbitrage notamment. Ce principe est prévu à l’article 42 du règlement d’arbitrage de la CCI[23] et à l’article 32 du règlement d’arbitrage de la Cour d’arbitrage international de Londres[24]. Rendre une sentence qui donne effet à un contrat ou à un investissement entaché de corruption serait contraire à la quasi-totalité des ordres publics nationaux et internationaux dans le monde qui condamnent la corruption[25]. L’ordre public international devrait prévaloir sur d’autres principes tels que celui décrit ci-dessus sur l‘ultra petita[26].

Ceci est particulièrement vrai en France où les tribunaux étatiques annulent régulièrement des sentences pour violation de l’ordre public international. Lors de l’examen de sentences par rapport à ce motif, les tribunaux français ne se contentent pas de revoir les preuves soumises devant le tribunal arbitral, mais procèdent à un examen de novo des faits pour vérifier s’il existe des indices “graves, précis et concordants” de corruption[27]. Très récemment, la Cour de cassation française a réaffirmé le principe selon lequel les juges qui réexaminent la sentence dans le cadre d’une procédure d’annulation ne sont pas limités aux preuves soumises devant tribunal arbitral ou aux constatations, évaluations et qualifications faites par celui-ci[28]. Par conséquent, les tribunaux arbitraux siégeant en France sont encouragés à traiter des faits de corruption de leur propre initiative afin d’éviter le risque de voir leur sentence annulée si le tribunal étatique examine de novo les faits sous-jacents et détermine qu’il y a eu corruption.

Deuxièmement, les auteurs reconnaissent que les arbitres ne sont pas seulement des juges privés mais que leur fonction a également un aspect public car ils rendent une décision qui aura un effet juridique[29]. En refusant de participer à la lutte mondiale contre la corruption, les arbitres nieraient l’aspect public de leur fonction.

Même lorsque les arbitres constatent qu’ils ont le devoir d’enquêter sur des soupçons de corruption, ils peuvent se sentir découragés de le faire parce qu’ils ne disposent pas d’un pouvoir d’action comme un juge national. Le développement ci-dessous montrera que les arbitres sont néanmoins bien équipés et devraient prendre des initiatives à cet égard.

 

B. Les pouvoirs dont disposent les arbitres pour enquêter sur la corruption

Par principe, si le tribunal décide d’enquêter sur des questions liées à la corruption, il doit bien entendu respecter la procédure contradictoire et toujours inviter les parties à présenter des observations à cet égard[30].

Les règlements d’arbitrage donnent un pouvoir général au tribunal d’enquêter sur les faits de l’affaire. L’article 25(1) du règlement d’arbitrage de la CCI stipule que les arbitres ont le devoir d’établir les faits de la cause “par tous moyens appropriés”[31]. L’article 22.1(iii) du règlement d’arbitrage de la LCIA permet au tribunal “de mener les enquêtes qui lui paraissent nécessaires ou efficaces, y compris si et dans quelle mesure le tribunal arbitral devrait prendre lui-même l’initiative d’identifier les questions pertinentes et de vérifier les faits pertinents ainsi que la ou les lois ou règles de droit applicables à la convention d’arbitrage, à l’arbitrage et au fond du litige entre les parties”.

Des pouvoirs plus spécifiques sont accordés aux tribunaux qui peuvent être utilisés pour enquêter sur la corruption.

Tout d’abord, si le règlement d’arbitrage ou la loi sur l’arbitrage le prévoit, le tribunal peut convoquer le témoignage d’une personne qui n’a même pas été désignée comme témoin s’il estime que cela pourrait aider à établir les faits de l’affaire[32].

Deuxièmement, le tribunal peut également ordonner aux parties de produire les documents qu’il juge pertinents[33]. Si l’une ou les deux parties refusent de prendre part au processus, le tribunal peut tirer des conclusions défavorables de l’absence de production de documents[34].

Enfin, un auteur va plus loin et encourage les tribunaux à nommer un auditeur ou un enquêteur pour examiner les comptes, les rapports et les employés des parties selon un mandat spécifique établi par le tribunal afin de déterminer si de la corruption a été commise[35]. Là encore, si le tribunal décide de nommer un tel enquêteur ou auditeur, il devra inviter les parties à examiner et à commenter les conclusions de cette personne.

 

Conclusion

Les arbitres devraient et doivent participer à la lutte mondiale contre la corruption.

En matière d’arbitrage commercial, les tribunaux arbitraux devraient conserver leur compétence même lorsqu’une partie allègue que le tribunal n’est pas compétent pour connaître du litige parce que des questions de corruption sont présentes. En matière d’arbitrage d’investissement, les arbitres doivent être très prudents lorsqu’un État d’accueil invoque l’incompétence du tribunal parce que l’investissement n’est pas conforme à la législation de l’État d’accueil. Déclarer que le tribunal n’est pas compétent sur cette base peut permettre à l’État d’accueil de participer et de bénéficier d’activités de corruption tout en échappant à l’examen d’un tribunal arbitral. L’investisseur perdrait la protection du traité bilatéral d’investissement en termes de traitement juste et équitable, d’expropriation, de traitement de la nation la plus favorisée et d’autres normes de protection typiques contenues dans les TBI.

En outre, il est désormais généralement admis que les arbitres ont le devoir d’enquêter sur la corruption, même si aucune partie ne soulève cette question. Les arbitres devraient utiliser les pouvoirs accordés par les règlements d’arbitrage et les lois pour ordonner la production de documents, pour contraindre un témoin à témoigner, ou même pour nommer un enquêteur ou un auditeur pour examiner les documents et guider le tribunal dans son évaluation des faits en cause.

 

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