Analyse
7 novembre 2022

La mise en œuvre du cumul de sanctions pénales et fiscales

Si le principe du cumul de sanctions pénales et fiscales est désormais admis, sa mise en œuvre est encadrée par des conditions qui doivent faire l’objet d’une motivation spécifique.

 

La question du cumul des sanctions pénales et fiscales a fait l’objet de plusieurs décisions ces dernières années, la jurisprudence en la matière s’étant récemment enrichie de façon considérable. Il convient dès lors de revenir sur le principe d’un possible cumul de ces sanctions (I) avant de présenter les derniers arrêts rendus par la Cour de cassation en la matière (II).

 

I. Le possible cumul des sanctions pénales et fiscales

La possibilité du cumul de sanctions pénales et fiscales se confronte à la règle ne bis in idem qui prohibe le cumul de poursuites et de sanctions portant sur les mêmes faits[1].

Depuis de nombreuses années, la Cour de cassation retient que les contentieux pénaux et fiscaux sont, par leur nature et leur objet, différents et indépendants[2]. Elle a également déjà eu l’occasion de décider que, en matière de fraude, le juge répressif n’a pas à surseoir à statuer dans l’attente de la décision du juge de l’impôt[3], et de confirmer qu’il n’y a pas d’autorité de chose jugée des décisions de l’administration fiscale à l’égard de l’autorité judiciaire, y compris dans les cas où la procédure administrative entreprise conduit à une absence de sanction[4].

Dès 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la « CEDH ») a fait application du principe ne bis in idem en matière de manquements et infractions financières[5]. Elle a en revanche précisé qu’un cumul de sanctions est possible, notamment en matière fiscale, au nom de la complémentarité des poursuites[6].

En 2016 et 2018 le Conseil constitutionnel a consacré la possibilité de mettre en œuvre à la fois des procédures répressives et administratives, qualifiées de complémentaires, en estimant que le recouvrement de la contribution publique et la nécessité de lutte contre la fraude fiscale les justifient dans certains cas[7]. Le Conseil constitutionnel a toutefois émis une réserve d’interprétation des textes qui lui étaient soumis en précisant que le principe du cumul ne s’applique qu’aux cas les plus graves de dissimulation ou d’omission déclarative frauduleuse, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention[8]. Le principe de proportionnalité impose alors que le montant global des sanctions ne puisse pas excéder le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues[9].

Mettant en œuvre le raisonnement dégagé par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a retenu, dans un arrêt du 11 septembre 2019, que lorsqu’une personne poursuivie pour fraude fiscale justifie avoir fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent un degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. La Cour de cassation a également rappelé que le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes. À défaut de démonstration d’une telle gravité, le juge ne peut entrer en voie de condamnation[10].

Ensuite, dans deux arrêts des 23 février 2022[11] et 7 septembre 2022[12], la Cour de cassation a statué sur un possible cumul de sanctions pénales et fiscales sur le fondement, respectivement, des articles 1728[13] et 1729[14] du code général des impôts, ainsi que de l’article 1741 du même code[15]. Ces deux premiers textes prévoient une sanction pécuniaire de nature administrative tandis que le troisième permet une sanction pénale.

Enfin, le 5 mai 2022, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, la « CJUE »), saisie d’une question préjudicielle posée par la Cour de cassation, s’est prononcée sur la conformité du droit français au droit européen en matière de cumul de sanctions pénales et fiscales. Elle a retenu que la réglementation nationale française était conforme au principe ne bis in idem dès lors que le cumul de poursuites et de sanctions n’était possible qu’à des conditions limitativement fixées, et qu’il visait à garantir, dans l’espèce qui lui était soumise, la perception de l’intégralité de l’impôt (il s’agissait de TVA dans cette espèce) qui est un objectif d’intérêt général auquel la jurisprudence de la CJUE accorde une grande importance. Elle a ajouté que les principes de proportionnalité et de nécessité des peines n’étaient pas méconnus et souligné que ce cumul était possible sous réserve que la loi ou la jurisprudence définissent clairement et précisément les infractions et les peines qu’ils répriment, de sorte que le contribuable puisse prévoir les actes et omissions susceptibles de faire l’objet d’un tel cumul[16].

 

 

 

II. La vérification de l’existence d’un degré suffisant de gravité des faits pour justifier un cumul de sanctions pénales et fiscales

Dans l’arrêt du 23 février 2022 précité, la Cour de cassation a insisté sur la nécessité de motiver le cumul des sanctions pénales et fiscales imposé par les juges d’appel, et donc la gravité des faits justifiant que soit infligée une sanction pénale complémentaire [17], une fois le délit de fraude fiscale caractérisé, conformément à la réserve d’interprétation adoptée par le Conseil constitutionnel[18] validée ensuite par la CJUE.

La Cour a indiqué que l’absence de caractérisation d’un tel caractère de gravité doit mener au prononcé d’une relaxe au bénéfice du prévenu[19], en rappelant que cette caractérisation peut reposer sur le montant des droits fraudés, la nature des agissements de la personne poursuivie et les circonstances de la commission du délit, particulièrement celles constitutives d’une circonstance aggravante[20].

En conséquence dans cette affaire la Cour de cassation a prononcé la cassation avec renvoi de l’arrêt déferré, en estimant que les éléments de faits souverainement constatés par la cour d’appel ne la mettaient pas en mesure de s’assurer de la gravité des faits retenus à l’encontre du prévenu[21], alors même qu’il lui était reproché d’avoir soustrait plus de 70 000 euros de revenus à l’impôt, en comptabilisant en tant qu’avances des sommes qui se sont révélées être des recettes dûment encaissées le mois de leur facturation, sans que soit constaté de produit correspondant.

Par ailleurs, dans un arrêt du 7 septembre 2022, la Cour de cassation a adopté le même raisonnement en reprochant aux juges du fond de ne pas avoir respecté la réserve d’interprétation édictée par le Conseil constitutionnel selon laquelle le juge pénal devait s’assurer, préalablement au prononcé de sanctions, que les faits retenus présentent un degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire[22].

Cependant, à la différence de l’arrêt de février 2022, la Cour de cassation a prononcé une cassation sans renvoi en estimant que l’arrêt d’appel n’encourait pas la censure dès lors que, au regard des éléments factuels souverainement constatés par les juges du fond, elle était en mesure de s’assurer de la gravité des faits retenus à l’encontre du prévenu, tenant au montant des droits éludés qui avoisinaient 2,5 millions d’euros[23].

Il semble donc que les solutions de ces deux arrêts se distinguent par une différence de degré, et non de nature, dans l’appréciation faite par la Cour de cassation de la gravité des faits retenus.

 

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