Analyse
22 avril 2024

Retour sur les CJIP respectivement conclues fin 2023 par ADP INGENIERIE et SEVES Group/SEDIVER pour des faits de corruption d’agents publics étrangers

En validant les CJIP conclues entre le parquet national financier (PNF) ainsi que ADP INGENIERIE (ADPI) d’une part, et SEVES Group / SEDIVER d’autre part, le tribunal judiciaire de Paris a permis la conclusion des 19e et 20e CJIP présentées par ce dernier depuis l’entrée en vigueur de cette procédure en 2016. En vertu de ces deux CJIP, ADPI s’est engagée à verser la somme de 14.600.000 euros et SEDIVER s’est engagée à verser la somme de 13.373.000 euros ainsi qu’à se soumettre à un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’agence française anticorruption (AFA).

 

Le 4 décembre 2023, le tribunal judiciaire de Paris a validé les deux dernières conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) en matière de corruption d’agents publics étrangers, conclues entre le parquet national financier (PNF) ainsi qu’ADP INGENIERIE (ADPI) d’une part (I), et SEVES Group / SEDIVER d’autre part (II)[1].

Ces deux CJIP, relatives à des faits de corruption d’agents publics étrangers, portent à vingt le nombre de CJIP conclues depuis la création de cette procédure par la loi Sapin II de 2016 et la signature de la première CJIP au mois d’octobre 2017. Elles portent également à cinq le nombre de CJIP conclues en matière de corruption durant l’année 2023[2], démontrant ainsi que, si cette procédure s’est étendue à de multiples infractions telle que la fraude fiscale, elle n’en délaisse pas moins les infractions d’origines pour lesquelles elle a été créée, à savoir la corruption et le trafic d’influence.

 

I. La CJIP ADPI permet de clore une enquête ouverte en 2014 pour des faits de corruption d’agents publics étrangers

 

A. ADPI aurait commis des faits susceptibles de recevoir la qualification de corruption d’agents publics étrangers en Lybie et aux Émirats Arabes Unis

En 2013, ADPI a déposé plainte pour abus de confiance, faux, usage de faux, complicité et recel de ces délits après avoir reçu une lettre anonyme révélant des faits susceptibles de recevoir la qualification de corruption en lien avec la négociation de contrats libyens entre 2006 et 2008 , et découvert des documents évocateurs de faits de corruption d’agents publics étrangers dans le cadre d’une procédure contentieuse avec un prestataire. En 2014, le parquet de Paris a confié une enquête à l’Office centrale de lutte contre la corruption et les infractions financières fiscales (OCLIFF), qui s’est dessaisie en 2016 au profit du PNF[3].

D’une part, il ressort de l’enquête menée par le PNF, ainsi que de l’enquête interne menée par ADPI, que cette dernière disposait certainement d’informations confidentielles sur un appel d’offre lancé en 2006 par l’aviation civile libyenne (LCAA) et que des intermédiaires, dont des agents publics, ont pu faciliter l’obtention de ce marché[4].

En outre, il apparaît que la filiale d’ADPI en Lybie (ADPI LYBIA) a bénéficié de dispositions locales financières avantageuses alors que les conditions de l’obtention de celles-ci n’étaient pas remplies, ce qui a été rendu possible en contrepartie d’un paiement fait par un intermédiaire à l’administration compétente[5]. Il a par ailleurs été mis en évidence que plusieurs contrats ont été conclus avec des prestataires locaux, à des prix parfois supérieurs à ceux du marché, sans qu’il ne soit pour autant possible d’apprécier la réalité de plusieurs de leurs prestations[6].

D’autre part, il ressort de l’enquête menée par le PNF, ainsi que de deux rapports d’audits effectués par ADPI, que cette dernière a signé un contrat en 2011 relatif à un marché pour la création d’un lotissement, avec une société de sous-traitance détenue majoritairement par un représentant de l’Émirat de Fujaïrah (Émirats Arabes Unis), d’une valeur excessive au regard du périmètre d’intervention de ce sous-traitant, et sans qu’aucun livrable ne soit retrouvé[7]. En outre, il apparaît que, au titre d’une convention signée entre ADPI et ledit représentant, à chaque encaissement perçu par ADPI dans le cadre de contrats et conseils exécutés au sein de l’Émirat de Fujaïrah, ce dernier et sa société percevaient une commission respective de 5% et 21,5%[8].

Ainsi, le PNF a conclu que l’ensemble de ces faits étaient susceptibles de recevoir la qualification de corruption d’agents publics étrangers[9].

 

B. ADPI s’est engagée à payer une amende d’intérêt public mais ne s’est pas vue imposée de mise en conformité sous le contrôle de l’AFA

Pour les faits décrits précédemment, ADPI a accepté de payer une amende d’intérêt public de 14.600.000 euros, dont le montant maximal théorique au vu du chiffre d’affaires d’ADPI sur les années 2020 à 2022 était de plus de 900.000.000 euros[10].

Cette amende a été calculée sur la base des avantages tirés des manquements constatés (part restitutive), ainsi qu’au prisme de facteurs majorants tels que le cumul d’actes distincts (faits commis en Lybie et dans l’Émirat de Fujaïrah), et de facteurs minorants, tels que la coopération active d’ADPI, qui a contribué à la manifestation de la vérité et les nombreuses mesures correctives mises en place en matière de gouvernance et de conformité (part afflictive)[11].

Le montant de l’avantage tiré des manquements constatés en Lybie se fonde sur une estimation prévisionnelle des résultats au démarrage de l’exécution des contrats, et non sur les réelles marges qui en ont été tirées. Il n’a finalement pas été pris en compte dans le calcul de l’amende en raison du contexte de la guerre civile et du fait qu’ADPI ait dû arrêter ses prestations en février 2011 et n’ait pas perçu un tel avantage[12].

Cette amende est par ailleurs la seule sanction infligée à ADPI puisqu’aucune mise en conformité n’a été requise par le PNF. Ce choix délibéré du PNF apparaît logique dès lors que depuis le 4 janvier 2022, ADP INTERNATIONAL et ses filiales, dont ADPI, font l’objet d’un contrôle sur la mise en œuvre de leur programme de conformité par un expert indépendant pendant deux ans dans le cadre d’un accord transactionnel signé avec une banque de développement et qu’ADP SA a déclaré mettre en œuvre dans l’ensemble du Groupe ADP les actions d’amélioration soulevées par cet expert[13].

 

II. La CJIP SEVES Group/SEDIVER a été conclue à la suite de l’ouverture d’une enquête ouverte pour des faits de corruption d’agents publics étrangers en 2018

 

A. SEDIVER aurait commis des faits susceptibles de recevoir la qualification de corruption d’agents publics étrangers en République Démocratique du Congo, Algérie, Libye et Nigéria

En 2017, le commissaire aux comptes de la société SEDIVER, filiale de SEVES, a informé le procureur de Nanterre que la société avait fait l’objet d’une enquête par la Banque Mondiale, relative à un marché de réhabilitation d’une ligne électrique en République du Congo (RDC), pour lequel elle avait été retenue comme fournisseur d’isolateurs. En 2018, le parquet de Nanterre a ouvert une enquête pour corruption d’agents publics étrangers, puis s’est dessaisi au profit du PNF en 2019[14].

Il ressort de l’enquête menée par le PNF qu’en 2012 un marché financé par la Banque Mondiale a été conclu entre une société étatique de la RDC, la Société nationale d’électricité (SNEL), et une société indienne, dans lequel SEDIVER intervenait en tant que sous-traitant chargé de fournir les isolateurs destinés à équiper une ligne électrique. Il a été découvert que, dans le cadre de ce marché, SEDIVER a versé des commissions à plusieurs agents publics de RDC via une société de conseil missionnée par la Banque Mondiale pour assister la SNEL dans l’organisation du marché ainsi qu’un agent suisse et sa société, afin de favoriser sa sélection en tant que sous-traitant[15].

L’enquête a été élargie à d’autres projets en RDC mis en œuvre par la SNEL, pour lesquels des faits similaires ont été identifiés, ainsi qu’à d’autres pays (Algérie, Nigéria et Lybie) dans lesquels il apparaît que l’agent suisse en cause et sa société précédemment mentionnés sont également intervenus, ainsi qu’un autre agent indien et sa société émiratie auxquels une commission aurait été versée par SEDIVER dans le cadre d’un des projets en RDC[16].

A l’issue de son enquête, le PNF a conclu que l’ensemble de ces faits, relatifs à la RDC, à l’Algérie, à la Libye et au Nigéria, reconnus par SEDIVER et SEVES Group, étaient susceptibles de recevoir la qualification de corruption active d’agents publics étrangers[17].

 

B. SEDIVER s’est vue infliger une amende d’intérêt public et a été soumise à une mise en conformité sous le contrôle de l’AFA

Pour les faits précédemment mentionnés, SEDIVER a accepté de payer une amende d’intérêt public d’un montant de 13.373.000 euros et de se soumettre à une mise en conformité sous le contrôle de l’AFA d’une durée maximale de trois ans, afin de s’assurer de l’existence et de la pertinence du dispositif anticorruption de SEVES Group, étant précisé que les coûts occasionnés par le recours à l’AFA seront supportés par SEDIVER à hauteur de 500.000 euros[18].

Si le montant maximal théorique de l’amende d’intérêt public s’élevait à 54.000.000 euros, les investigations ont évalué les avantages tirés des manquements constatés à 9.552.000 euros (part restitutive), montant sur lequel ont été appliqués des facteurs majorants, tels que le caractère systémique des comportements identifiés pendant la période 2009 à 2015 en matière commerciale ; et des facteurs minorants, tels que la réparation du préjudice dont a été bénéficiaire la RDC au travers de l’indemnisation perçue par la Banque Mondiale de la part de deux filiales de SEVES Group à hauteur de 6.800.000 euros au terme du protocole d’accord transactionnel signé en novembre 2017 (part afflictive)[19].

 

C. Le PNF a fait le choix d’appliquer une “golden clause” au bénéfice de SEDIVER

Le PNF a accepté la mise en place d’une “golden clause qui prévoit que la CJIP signée pour les faits précédemment mentionnés couvre également les faits de corruption d’agents publics étrangers de même nature susceptibles d’être intervenus dans une liste de dix-neuf pays entre 2009 et 2015 commis par SEDIVER. Il justifie sa décision par le caractère systémique des faits identifiés, les investigations complémentaires pour identifier le périmètre d’intervention des deux agents qui semblent difficiles, et la coopération pleine de SEVES Group qui a communiqué volontairement des informations issues de son enquête interne[20].

Conformément à ses Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public” du 16 janvier 2023, le PNF prévoit que cette clause ne vaut que si de tels faits ne lui auraient pas été dissimulés au cours de la procédure et si l’existence de tels faits lui est immédiatement rapportée le cas échéant[21]. En outre, l’application d’une telle clause implique une majoration de l’amende au titre du caractère systémique nécessairement supérieure aux facteurs minorants, ce qui semble être le cas en l’espèce bien que le détail des calculs ne soit pas rapporté, puisqu’il est indiqué que l’un des facteurs majorants est le caractère systémique des comportements identifiées pendant la période 2009 à 2015 en matière commerciale[22].

 

Par conséquent, si ces deux CJIP ont été validées le même jour et portent toutes deux sur des faits de corruption d’agents publics étrangers, elles comportent leur lot de différences aussi bien au regard des faits, qui ne présentent pas le même niveau de complexité, que de la sanction, qui ne relève pas de la même méthode de calcul en ce qui concerne l’amende d’intérêt public et qui prévoit dans un cas une obligation de mise en conformité et dans l’autre non. Elles permettent ainsi de mettre en évidence les différentes options et méthodes d’appréciation des sanctions qui peuvent être envisagées ainsi que l’approche pratique et pragmatique des faits qui est retenue par le PNF.

La CJIP SEVES Group / SEDIVER est également le témoin du renouveau de cette pratique en ce qu’elle prévoit une “golden clause”, qui est une nouvelle option offerte clairement par les nouvelles lignes directrices du PNF de 2023, mais qui ne figurait pas dans celles de l’AFA et du PNF de 2019. Cette clause est un moyen de rendre plus attractif le recours à la procédure de CJIP pour les entreprises, et atteste de la volonté des autorités de poursuite, dont le PNF, de recourir davantage à une justice négociée.

Enfin, il convient de noter dans ces deux procédures l’omniprésence des banques de développement et l’impact que peuvent avoir les procédures qu’elles mènent sur les modalités de conclusion d’une CJIP en France. En effet, ADPI a échappé à un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’AFA grâce à l’expert mandaté dans le cadre de l’accord transactionnel conclu entre ADP INTERNATIONAL et la Société financière internationale (IFC), et SEDIVER a bénéficié du facteur minorant lié à la réparation du préjudice subi par la RDC grâce à l’accord transactionnel signé avec la Banque Mondiale qui prévoyait une indemnisation auprès de cette dernière de 6.800.000 euros.

Ainsi, cela va dans le sens de la “Synthèse 2023” du PNF qui indique avoir mis en place ces dernières années des stratégies d’enquêtes innovantes en renforçant sa coopération avec les autorités étrangères ainsi qu’en développant son réseau de contacts auprès d’autorités administratives françaises et étrangères, telles que la Banque mondiale ou la Banque interaméricaine de développement[23]. Les entreprises doivent donc être conscientes de l’interconnexion de certaines procédures et des relations grandissantes entre différentes autorités à travers le monde qui vient augmenter leur risque de poursuite.

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