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21 juin 2022

Le devoir de vigilance français à l’aune de son européanisation

Le 23 février dernier, la Commission européenne a dévoilé sa proposition de directive sur le devoir de vigilance qui vise à favoriser un comportement durable et responsable des entreprises tout au long des chaînes de valeur mondiales.

 

Pionnière en la matière avec l’Allemagne, la France s’est dotée par la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre du 27 mai 2017, d’une norme imposant aux grandes entreprises ou groupes français d’établir un plan de vigilance destiné à identifier et à prévenir les atteintes graves commises par leurs filiales et sous-traitants en France ou à l’étranger envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes, ainsi que l’environnement.

Ce plan de vigilance doit comporter des mesures précises, à savoir une cartographie des risques, des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale, des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves, un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques et un dispositif de suivi et d’évaluation des mesures mises en œuvre.

En cas de dommage directement lié à la non-exécution ou aux manquements d’un plan de vigilance, le législateur français a fait le choix du droit commun de la responsabilité civile. Ainsi, une entreprise défaillante devra réparer le dommage subi par les victimes dès lors qu’elles justifient d’une mauvaise ou d’une non-exécution de l’entreprise, d’un préjudice et d’un lien de causalité avec cette faute.

En cas de manquement, la loi française prévoit une étape préliminaire à l’engagement de responsabilité et consistant en la possibilité de mettre en demeure l’entreprise défaillante de mettre en place ce plan de vigilance dans un délai de trois mois. A défaut, et à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, le texte donne possibilité à la juridiction compétente d’enjoindre à l’entreprise, le cas échéant sous astreinte, de mettre en place un tel plan.

 

Un contentieux du devoir de vigilance français qui a tardé à se mettre en place

À défaut de précision de la loi sur la nature de la juridiction saisie, un débat jurisprudentiel a eu lieu dans le cadre de l’affaire Total quant au fait de savoir si la « juridiction compétente » énoncée par la loi visait le tribunal judiciaire ou le tribunal commercial. En effet, dans le cadre de ce dossier, plusieurs associations avaient, en juin 2019, mis en demeure Total de se conformer à sa nouvelle obligation de vigilance. A défaut d’un accomplissement de cette obligation qu’elles jugeaient suffisant, ces associations avaient attrait Total devant le juge judiciaire afin d’obtenir l’injonction de Total par ce dernier de mettre en place un plan de vigilance en conformité avec les attentes législatives. Total avait alors fait valoir l’incompétence de ce dernier juge au profit du juge commercial, position confirmée par le juge judiciaire saisi, lequel, par ordonnance du 30 janvier 2020, relevait la compétence exclusive des juridictions consulaires et renvoyait l’affaire devant le tribunal de commerce. Ce débat a très probablement cristallisé les applications de la loi de 2017, laissant les associations et entreprises dans l’attente d’une position claire sur cette problématique procédurale. Par une décision du 15 décembre 2021, la Cour de cassation saisie de ce débat a reconnu la compétence du tribunal judiciaire. Puis le législateur lui-même par une loi du 22 décembre 2021 est venu préciser que cette compétence du tribunal judiciaire de Paris était exclusive. Ce débat procédural est désormais clos et l’on aurait pu croire que d’autres contentieux en la matière allaient donc prospérer. Pour autant, les attentes en matière de devoir de vigilance sont de nouveau nourries par les débats européens en cours s’agissant d’un devoir de vigilance au niveau européen.

Une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité a en effet été adoptée par la Commission Européenne le 23 février 2022. Cette proposition entend faire peser sur les entreprises une obligation de moyen pour s’assurer que celles-ci limitent l’impact de leurs activités sur les droits de l’Homme ou environnementaux.

La directive qui ne constitue qu’une proposition à ce stade comprend quelques ajouts importants par rapport au devoir de vigilance tel qu’il est prévu actuellement en France.

 

Une obligation européenne de devoir de vigilance touchant un plus grand nombre d’acteurs

La proposition de directive dévoilée par la commission Européenne a pour ambition de pallier les incidences négatives sur les droits de l’Homme et l’environnement des activités économiques menées par les entreprises. Elle impose ainsi aux entreprises d’adopter une stratégie de diligence raisonnable et de cartographie des risques.

Contrairement au devoir de vigilance instauré par la France, l’Union Européenne entend faire application de ce devoir de vigilance à un plus grand nombre d’acteurs économiques que ceux visés par la loi française. Ainsi, toutes les entreprises à responsabilité limitée d’au moins 500 employés et ayant un chiffre d’affaires mondial d’au moins 150 millions d’euros seraient concernées par le devoir de vigilance européen. Il convient de noter ici que contrairement au devoir de vigilance en France qui s’applique aux entreprises d’au moins 5000 ou 10 000 salariés, la proposition de directive prévoit deux critères cumulatifs concernant le nombre d’employés et le chiffre d’affaires.

A cette catégorie d’entreprises s’ajouteront dans un délai de deux ans, les entreprises à responsabilité limitée qui exercent dans un secteur d’activité à haut risque dès lors qu’elles emploient 250 salariés et réalisent un chiffre d’affaires mondial d’au moins 40 millions d’euros. Dans un souci d’exhaustivité, la proposition dresse la liste des secteurs à haut risque, lesquels comprennent par exemple le textile ou l’extraction de ressources.

Mais plus encore, des entreprises de pays tiers actives dans l’Union Européenne dont le seuil de chiffre d’affaires serait aligné sur les seuils ci-dessus et réalisé dans l’Union Européenne pourraient également être tenues par ce devoir de vigilance européen.

Concernant le champ matériel des obligations, la proposition se veut également plus large que le droit français puisqu’elle impose aux entreprises d’intégrer le devoir de vigilance non pas à leurs seules opérations propres mais au profit de l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises donneuses d’ordre dès lors qu’une relation commerciale est établie, c’est-à-dire les relations commerciales en amont et en aval de l’intervention des entreprises visées (fournisseurs, prestataires, sous-traitants, partenaires, clients, etc.). Le devoir de vigilance européen aurait dès lors une application plus large qu’aux seules entreprises visées, toutes les relations contractuelles, qu’elles soient directes ou indirectes, devraient de facto être appréhendées pour déterminer si les entreprises commerçant avec les entreprises visées se conforment au devoir de vigilance imposé. Dès lors, les entreprises devront inclure une multiplicité infinie d’acteurs dans leur plan de vigilance, ce qui va nécessairement complexifier la prévention. L’adoption de la directive induirait, en fonction des transpositions dans les différents Etats membres, un important travail en amont pour s’assurer de la probité des partenaires commerciaux et donc des coûts significatifs pour que les entreprises améliorent les stratégies de vigilance. Ainsi un contrôle des tiers, à l’instar de ce qui a été fait en matière d’anti-corruption par la loi Sapin II, pourrait être requis.

 

Une obligation européenne de moyens qui pourrait limiter les possibilités d’engagement de responsabilité

La proposition de directive prévoit que les entreprises concernées seront tenues de prendre des mesures appropriées pour éviter toutes incidences négatives sur les droits de l’homme ou sur l’environnement de ses activités. Tout comme en droit français, une action en justice, par toute personne justifiant d’un intérêt à agir, est dès lors possible en cas de manquement.

Le texte européen précise toutefois qu’il ne s’agira pour les entreprises concernées que d’une simple obligation de moyens.  Certaines critiques se sont alors élevées quant au caractère non contraignant de cette obligation de vigilance, l’obligation de moyens n’induisant pas que l’auteur garantisse l’exécution de son obligation mais seulement qu’il mette en œuvre tout ce qui est possible pour l’atteindre. Dès lors, certains ont mis en lumière le risque qu’en pratique ces obligations soient susceptibles de s’apparenter à la simple adoption de codes de conduites et à l’insertion de clauses contractuelles dans les contrats avec les partenaires commerciaux.

En effet, le défaut de vigilance ne pourra être caractérisé à l’encontre de l’entreprise qu’en cas de manquement manifeste à l’obligation pesant sur cette dernière, étant toutefois précisé qu’une présomption de responsabilité pèse sur la personne morale en cas de préjudice en raison de cette obligation de moyens.

Il ne s’agit donc pas de prouver, comme en droit français, l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre les deux, mais il appartiendra à l’entreprise sujette au devoir de vigilance de démontrer qu’elle a pris toutes les mesures de précaution requises pour éviter le préjudice.

Le texte européen prévoit toutefois une responsabilité particulière qui devrait incomber aux administrateurs qui pourraient être tenus responsables de la mise en place et du contrôle des mesures de vigilance ainsi que « de l’adoption de la politique de vigilance de l’entreprise, de la prise en compte des contributions des parties prenantes et des organisations de la société civile et de l’intégration du devoir de vigilance dans les systèmes de gestion d’entreprise ».

 

Une surveillance effective de la réalité des mesures de vigilance et la possibilité de sanctions en cas de violation de ces mesures

S’agissant du contrôle imposé aux entreprises concernées, la proposition de directive suggère la création d’autorités administratives indépendantes, désignées par les Etats membres eux-mêmes. Ces dernières seraient alors compétentes pour enquêter et prononcer des sanctions pécuniaires en cas de manquement, et pourraient s’auto-saisir ou être saisies par des tiers en cas d’informations suffisantes qui indiqueraient un manquement.

Au surplus, la proposition prévoit de laisser la liberté aux Etats membres de prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme aux violations du devoir de vigilance. Elle indique alors que le montant de la sanction doit se référer au chiffre d’affaires de l’entreprise, sans pour autant le préciser de façon détaillée. A cet égard, et pour s’assurer du caractère dissuasif et contraignant du mécanisme de sanction, la proposition aurait pu être plus explicite à l’image du Règlement européen de protection des données personnelles qui affirme par exemple que l’amende peut s’élever jusqu’à 4% du chiffre d’affaires annuel mondial.

Le texte proposé par la Commission européenne se veut efficace, efficient novateur en ce qu’il souhaite harmoniser les législations sur le plan européen et tirer de ces dernières les mesures les plus efficaces. Sa mise en œuvre devrait donc impacter sans nul doute le droit français. Il reste que le texte reste imprécis sur certains points et que la portée et le caractère contraignant du devoir de vigilance dépendront donc de la transposition dans chaque Etat membre. Une période d’attente s’ouvre donc à nouveau s’agissant du devoir de vigilance, de ses contours, de ses conséquences et de ses sanctions. Espérons tout de même que ce processus européen et sa transposition n’entraînent pas une position attentiste des différents acteurs et qu’une réelle effectivité soit donnée au texte existant en France, où le devoir de vigilance a encore sa place à faire.

 

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