Analyse
20 décembre 2023

Affaire La Poste : première décision au fond sur le fondement du devoir de vigilance

Au terme d’une procédure de plus de trois ans, le tribunal judiciaire de Paris a finalement rendu sa décision le 5 décembre 2023 dans l’affaire opposant le syndicat SUD PTT à la société La Poste à propos du plan de vigilance de cette dernière. Cette décision constitue la première décision sur le fond en matière de devoir de vigilance. Le tribunal judiciaire de Paris a saisi cette occasion pour préciser davantage les obligations du plan de vigilance prévues par le code de commerce.

 

En 2017, la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, dite “loi sur le devoir de vigilance”, a introduit les articles L225-102-4 et L225-102-5 au code de commerce[1], lesquels deviendront, à compter du 1er janvier 2024, les articles L225-102-1 et L225-102-2 du code de commerce par transposition de la directive (UE) 2022/2464, dite directive Corporate Sustainability Reporting Directive ou CSRD [2].

Ces articles sont venus contraindre les plus grandes sociétés françaises à adopter un plan de vigilance comportant des mesures de prévention des atteintes graves aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement, résultant de leurs activités, des celles des sociétés qu’elles contrôlent mais également de celles de leurs sous-traitants ou fournisseurs avec lesquelles elles entretiennent une relation commerciale établie[3].

Ils ont également permis que toute société qui est soumise au devoir de vigilance puisse se voir mettre en demeure de respecter ses obligations en la matière si tel n’était pas le cas et, dans un délai de trois mois sans y satisfaire, se faire assigner par toute personne justifiant d’un intérêt à agir devant le tribunal judiciaire de Paris, éventuellement en référé, lequel peut alors lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de respecter ses obligations[4].

En application de cette nouvelle possibilité d’action, plusieurs organisations, associations et syndicats ont mis en demeure puis assigné en justice des sociétés pour non-respect de leurs obligations de vigilance sur le plan humanitaire, environnemental ou de respect des droits des travailleurs[5]. Dans un premier temps, ces actions ont été la scène d’un long débat quant à la détermination du tribunal compétent pour connaître de ces litiges, le texte n’apportant pas de précision sur ce point. Ce débat a finalement abouti à une décision de la Cour de cassation du 15 décembre 2021 reconnaissant la compétence du tribunal judiciaire de Paris[6] et à l’adoption d’une loi en ce sens le 22 décembre 2021[7].

Ce point tranché, les actions entamées ont pu reprendre suivies de nombreuses autres qui ont vu le jour. Ces actions ont conduit à plusieurs décisions rendues par le tribunal judiciaire de Paris en 2023. Après des premières décisions rendues dans le cadre des affaires Total Energies en février et juillet et Suez en juin concernant notamment la portée de la mise en demeure préalable à l’assignation et les pouvoirs du juge des référés[8], le tribunal judiciaire de Paris a rendu une décision le 5 décembre dans le cadre de l’affaire La Poste portant sur le fond des obligations de vigilance prévues par l’actuel article L225-102-4 du code de commerce.

Cette décision fait suite à plusieurs mises en demeure de La Poste par le syndicat SUD PTT les 8 octobre 2020, 14 décembre 2020 et 17 mai 2021 et à une assignation le 22 décembre 2021. Il était en effet demandé à La Poste de compléter son plan de vigilance et de procéder à la mise en œuvre effective de certaines mesures de vigilance, sous astreinte de 50.000 euros par jour de retard à compter du jugement à intervenir[9].

La décision du tribunal judiciaire de Paris a fait droit à de nombreuses demandes du syndicat SUD PTT et a prononcé une première condamnation sur le fondement du devoir de vigilance à l’encontre de La Poste tout en apportant des éclairages intéressants sur le plan de vigilance (I). Elle a pourtant fait l’objet de nombreuses critiques notamment en ce qu’elle n’a pas mis en œuvre l’ensemble des pouvoirs accordés au juge en la matière, dont le pouvoir de sanction (II).

 

I. Le tribunal judiciaire de Paris a défini plus précisément les contours des obligations issues du plan de vigilance prévu à l’article L225-102-4 du code de commerce

 

Au terme d’une décision de près d’une trentaine de pages comprenant une analyse précise du plan de vigilance de La Poste et des précisions particulièrement éclairantes sur les obligations de vigilance, le tribunal judiciaire de Paris a condamné La Poste et lui a enjoint de :

  • compléter son plan de vigilance par une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
  • établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés par la cartographie des risques ;
  • compléter son plan de vigilance par un mécanisme d’alerte et recueil des signalements après avoir procédé à une concertation des organisations syndicales représentatives;
  • et publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance[10].

 

A. Le tribunal judiciaire de Paris a noté que la cartographie des risques devait être précise et constituer le fondement des autres mesures du plan de vigilance

Concernant la cartographie des risques, l’article L225-102-4 du code de commerce prévoit uniquement que le plan de vigilance doit inclure une cartographie des risques destinées à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation et que les procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants et des fournisseurs doivent être élaborées selon les résultats de cette cartographie[11].

Le tribunal judiciaire de Paris, s’inspirant largement de ce qui existe déjà en matière de cartographie des risques de corruption, a indiqué dans sa décision que la cartographie des risques revêtait un caractère fondamental en ce que ses résultats conditionnaient les étapes ultérieures et l’effectivité de l’ensemble du plan de vigilance[12].

Il a détaillé les étapes principales de ce que constituait une cartographie des risques selon lui, à savoir : (i) l’identification et l’analyse de l’impact potentiel des activités de l’entreprises sur les droits fondamentaux, la santé, la sécurité et l’environnement puis (ii) la hiérarchisation des risques identifiés selon leur gravité et enfin (iii) la détermination des priorités d’actions raisonnables[13].

Plus précisément, s’agissant de la cartographie des risques de La Poste, le tribunal judiciaire de Paris a exigé que la description des risques soit précise, que des facteurs de risque précis liés à l’activité de la société et à son organisation portant atteinte aux valeurs protégées soient identifiés, que l’analyse et la hiérarchie des risques ne se fassent pas à un niveau global et que la hiérarchie des risques permette d’identifier clairement les actions prioritaires à instaurer ou à renforcer[14].

Or, et bien que La Poste disposât d’outils potentiellement performants d’évaluation de ses filiales et de ses partenaires réguliers, le tribunal judiciaire a relevé que sa cartographie des risques ne précisait ni les facteurs de risques ni leur hiérarchisation, et qu’il était, partant, impossible de vérifier que ces outils étaient conformes à la gravité des risques et stratégiquement orientés vers les risques devant être traités prioritairement[15].

Le tribunal judiciaire de Paris a également précisé que la version de la cartographie des risques qui était publiée devait permettre de faire connaître précisément aux parties prenantes et au public les risques que l’activité de l’entreprise faisait encourir aux droits humains, à la santé et à la sécurité ainsi qu’à l’environnement, mais qu’il était possible que la société dispose d’une autre version plus détaillée[16].

 

B. Le tribunal judiciaire de Paris a spécifié la manière dont devait être établi le mécanisme d’alerte et de recueil des signalements en concertation avec les organisations syndicales représentatives

L’article L225-102-4 du code de commerce prévoit que le plan de vigilance doit comprendre un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, qui doit être établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives[17].

Le tribunal judiciaire de Paris a donné une définition de ce qui est entendu par “concertation” en indiquant que cela s’entend comme “la volonté d’élaborer une mesure ou une décision de concert et ne peut se limiter au simple recueil d’un avis sur un dispositif d’ores et déjà finalisé”[18].

Concrètement, selon le tribunal, cela implique, par exemple, que les organisations syndicales puissent prendre connaissance du mécanisme, exprimer leurs points de vue à ce sujet et échanger avec les représentants de l’entreprise[19].

Le tribunal judiciaire de Paris a ajouté que la charge de la preuve à cet égard reposait sur la société, laquelle devait établir qu’elle s’était efforcée de bâtir le mécanisme d’alerte et de recueil des signalements en coopération avec les organisations syndicales représentatives[20].

 

C. Le tribunal judiciaire de Paris a relevé que les actions d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves devaient être précises et adaptées aux risques identifiés dans la cartographie des risques

 L’article L225-102-4 du code de commerce prévoit que le plan de vigilance doit comprendre des mesures adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves[21].

Le tribunal judiciaire de Paris a apporté plus de précisions à ce sujet en indiquant que le caractère “adapté” de ces actions impliquait qu’elles ne pouvaient pas se limiter à des déclarations générales d’intention et être générales et imprécises, tels qu’un simple rappel des politiques de l’entreprise et des engagements pris par cette dernière, ou une brève description de dispositifs existants sans en décrire les modalités et les effets[22].

Ces actions doivent au contraire porter sur les risques identifiés par la cartographie des risques et notamment ceux considérés comme étant les plus critiques. Elles doivent également, tout en étant raisonnables, être suffisamment précises pour concrètement et effectivement empêcher la réalisation des atteintes les plus graves et limiter l’impact des autres risques identifiés[23].

En revanche, le tribunal judiciaire de Paris a relevé que l’article L225-102-4 du code de commerce lui donnait uniquement le pouvoir d’enjoindre à une société de respecter ses obligations et non celui de lui enjoindre de prendre des mesures adéquates spécifiques. Selon lui, son pouvoir se limite donc à un simple contrôle judiciaire de l’intégration au plan de vigilance de mesures concrètes, adéquates et efficaces en cohérence avec la cartographie des risques et ne doit le mener en aucun cas à se substituer à la société et aux parties prenantes dans le choix des décisions à mettre en œuvre qui s’avèrent stratégiques pour la société et le marché[24].

 

D. Le tribunal judiciaire de Paris a précisé les caractéristiques de ce que devait être un réel dispositif de suivi et d’évaluation des mesures du plan de vigilance  

L’article L225-102-4 du code de commerce prévoit que le plan de vigilance doit comprendre un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité[25].

Sur ce point, le tribunal judiciaire de Paris a critiqué le dispositif de suivi et d’évaluation mis en place par La Poste, permettant par-là de déduire certaines caractéristiques générales, notamment quant à ce que ce dispositif ne doit pas représenter.

Ainsi, le tribunal a indiqué qu’un compte-rendu dans le plan de vigilance qui présentait succinctement et de manière aléatoire uniquement certaines mesures et qui ne faisait pas référence, même de manière synthétique, à des bilans plus approfondis sur certaines mesures, ne permettait pas de mesurer utilement l’efficacité des mesures prises et de servir de bilan pour orienter l’action en matière de vigilance[26].

 

II. Le tribunal judiciaire de Paris a fait l’objet de critiques en ce qu’il n’aurait pas usé de l’ensemble de ses pouvoirs dans le cadre de sa décision, dont son pouvoir de sanction

 

Alors que cela est expressément prévu par l’article L225-102-4 du code de commerce[27], le tribunal a décidé de ne pas assortir les injonctions qu’il a prononcées d’une astreinte, au motif que La Poste avait fait preuve d’importants efforts dans l’amélioration de son plan de vigilance en le modifiant et l’enrichissant annuellement et que cela démontrait une évolution notable dans le cadre d’une démarche dynamique d’amélioration[28].

Cette prise de position a largement été critiquée, notamment par des praticiens tels que des avocats et des associations, considérant qu’une telle décision non assortie de sanction, allant à l’encontre de l’idée traditionnelle selon laquelle la sanction encouragerait le changement, risquerait d’être peu efficace et se résumerait à des quasi recommandations plutôt qu’à une réelle décision de justice tranchant un litige[29]. Certains en sont même venus à s’interroger si, agissant ainsi, le juge se trouvait pleinement dans son rôle et s’il ne serait pas également utile de faire intervenir le juge pénal aux fins de pression et dissuasion dans le cadre d’affaires touchant souvent de près à des infractions pénales[30].

Par ailleurs, a également été critiquée la limite posée par le tribunal de ne pas pouvoir enjoindre à une société de prendre des mesures spécifiques d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves mais uniquement de pouvoir leur enjoindre de respecter les obligations prévues par l’article L225-102-4 du code de commerce, et ce, en procédant à une interprétation stricte de ce texte qui prévoit que “la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter”[31].

Malgré ces critiques, cette décision reste fondamentale en ce qu’elle est la première décision sur le fond et de condamnation dans le contentieux relatif au devoir de vigilance et qu’elle apporte des éclaircissements instructifs quant aux obligations prévues par la loi, à laquelle il est reproché d’être trop imprécise, floue et souple[32] et qui n’a d’ailleurs toujours pas été complétée par le décret d’application qu’elle évoque[33]. Cette décision devrait ainsi davantage guider les sociétés dans la mise en œuvre de leurs obligations.

Les contours de ce devoir de vigilance devraient encore se préciser alors que le Parlement et le Conseil viennent de trouver un accord sur la proposition de directive sur le devoir de vigilance le 14 décembre 2023[34]. Il faut ainsi espérer que l’adoption d’un texte officiel ait lieu prochainement et que, à l’occasion de sa transposition en droit français, le régime actuel soit revu et complété afin de constituer une base légale plus solide assurant une sécurité juridique plus importante pour les sociétés.

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