Le 14 mars 2023, l’AFA et le PNF ont publié un guide pratique (“le Guide”) pour accompagner les entreprises dans la création et le déploiement de leur propre dispositif d’investigation interne anticorruption[1]. Ce Guide, qui a fait l’objet d’une consultation publique [2], s’adresse aux entreprises qu’elles soient soumises ou non à l’article 17 de la loi Sapin II[3].
Le Guide est particulièrement important compte tenu, d’une part ,de la multiplication des situations pouvant mener à la conduite d’une enquête interne en matière de lutte contre la corruption depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin II et de la loi 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, dite loi Waserman, et d’autre part, du développement de la justice négociée dans le cadre de la convention judiciaire d’intérêt public (“CJIP”).
Le Guide détaille les différents faits générateurs d’une enquête interne anticorruption (A), liste les points de vigilance dans la conduite de l’enquête interne anticorruption (B) et aborde les différentes suites pouvant être donner à l’enquête interne anticorruption (C)[4].
L’enquête interne est un outil essentiel dans la détection de faits de corruption et de trafic d’influence et est dès lors fondamentale pour les acteurs de la vie économique en matière de prévention et gestion du risque pénal. Aussi l’ambition du Guide proposé par l’AFA et le PNF est de fournir aux entreprises un panorama des meilleures pratiques pour mener une enquête interne anticorruption, permettant d’agir dans un cadre efficace et respectueux des droits et libertés individuels[5].
Les faits générateurs d’une enquête interne anticorruption
Le Guide souligne que les faits générateurs d’une enquête interne anticorruption peuvent être soit internes (alerte interne d’un employé, résultat d’un audit interne), soit externes (alerte externe d’un tiers, ouverture d’une procédure par une autorité de poursuite française, demande d’information par une autorité étrangère, audit ou contrôle externe)[6].
Dans le cadre d’un contrôle interne ou d’un audit interne aboutissant à un rapport révélant des soupçons de corruption, il appartient à l’instance dirigeante ou aux personnes qualifiées qu’elle aura désignée de décider de l’ouverture d’une enquête interne[7].
Toutefois, si le contrôle ou l’audit interne a révélé des infractions pénales le Guide recommande que, avant même l’engagement d’une enquête interne, l’instance de direction informe immédiatement l’autorité judiciaire et assure la conservation des preuves[8].
S’agissant des alertes externes venant de tiers, le Guide recommande également, sous réserve de l’opportunité d’une saisine immédiate de l’autorité judiciaire, de mener une enquête interne dans les meilleurs délais pour établir les faits[9]. Selon le Guide, la conduite d’une enquête interne ainsi que, le cas échéant, le signalement des faits à l’autorité judiciaire, sont dans l’intérêt de l’entreprise car celle-ci ne dispose d’aucun contrôle sur la divulgation d’informations par le tiers[10]. Le Guide indique également que la conduite d’une enquête interne peut permettre de prévenir, dans le cas d’un signalement effectué par un client ou un fournisseur, d’éventuelles conséquences négatives pouvant être décidées par le tiers ayant effectué le signalement, telle la résiliation du contrat si ce dernier prévoit cette possibilité[11].
De même, en cas de divulgation par la presse, le Guide relève que la conduite d’une enquête interne peut s’inscrire dans une stratégie de communication externe visant à préserver la réputation de l’entreprise, démontrant que celle-ci a pleinement conscience des faits qui la concernent[12].
Dans le contexte d’une enquête par une autorité de poursuite française, le Guide envisage l’enquête interne comme un outil de coopération avec les autorités, dans le cadre de laquelle l’entreprise, directement ou par l’intermédiaire de ses avocats, se met en lien avec l’autorité judiciaire chargée de la procédure et fait connaitre son souhait de coopérer le plus en amont possible, afin de permettre à l’autorité judiciaire d’évaluer et d’apprécier les risques d’interférences ou les bénéfices à tirer de la réalisation d’une enquête interne au regard du déroulement des investigations judiciaires[13].
Le Guide indique qu’un échange précoce permet de s’assurer de la bonne articulation de l’enquête interne avec les investigations réalisées par les autorités judiciaires[14]. A cet égard, ce contact doit intervenir, selon le Guide, dès que les éléments connus de l’entreprise permettent de constater l’existence d’une infraction, attendre les conclusions de l’enquête interne pouvant s’avérer néfaste au recueil des éléments de preuve de l’enquête judiciaire s’il existe un risque de dissipation des preuves ou de pression sur les témoins[15].
Le Guide envisage également la possibilité d’une enquête interne conduite afin de contextualiser les faits à l’origine d’une demande d’informations émanant d’une autorité étrangère, qu’il s’agisse d’une demande émise dans un cadre judiciaire, administratif, ou de justice négociée. Dans ce contexte, le Guide qui préconise de coopérer avec l’autorité étrangère[16], invite les entreprises à faire preuve de grande vigilance[17], et notamment de se rapprocher du Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (“SISSE”), afin de s’assurer du respect de leurs obligations issues de la loi dite “de blocage” du 26 juillet 1968.
Enfin, le Guide souligne que la conduite d’une enquête interne peut s’inscrire dans le cadre de la détection de faits délictueux, intervenue à la suite d’un audit ou d’un contrôle externe, réalisé par des tiers à l’entreprise qui pour certains d’entre eux sont soumis aux dispositions de l’article 40 alinéa 2 du code de procédure pénale (tels que les commissaires aux comptes, l’AMF ou encore l’AFA). Or ces dispositions leur imposent d’aviser sans délai le procureur de la République des crimes ou délits dont elles acquièrent la connaissance dans l’exercice de leurs fonctions[18].
En pratique, dès que la question de l’ouverture d’une enquête interne se pose à l’entreprise, l’assistance d’un avocat est fortement recommandée notamment en ce qu’il est à même de conseiller l’entreprise efficacement quant à l’opportunité d’effectuer une quelconque démarche de signalement des faits auprès d’une autorité, qu’elle soit française ou étrangère.
Les points de vigilance dans la conduite d’une enquête interne anticorruption
Selon le Guide, les entreprises ayant recours à l’enquête interne anticorruption doivent définir et formaliser préalablement la procédure d’enquête interne et porter une attention particulière aux choix des acteurs de l’enquête interne ainsi qu’aux conditions de son déroulement, et ce afin de sécuriser juridiquement la procédure pour être à même d’en tirer le cas échéant les conséquences judiciaires et disciplinaires adaptées[19].
L’établissement d’une procédure d’enquête interne en amont permet en effet aux entreprises d’atteindre plusieurs objectifs clés, parmi lesquels figurent l’organisation des modalités de recueil et la conservation des éléments probants, la garantie du respect des obligations de confidentialité et des droits des salariés, l’optimisation des délais de mise en œuvre de l’enquête et l’assurance de la qualité des enquêtes permettant notamment leur traçabilité[20].
Parmi les éléments susceptibles d’être formalisés, le Guide retient notamment[21] :
- les critères nécessaires au déclenchement d’une enquête interne et les éventuelles dérogations envisagées ;
- les différentes étapes de la procédure d’enquête interne ;
- la qualité et le rôle des acteurs appelés à intervenir pour chaque étape ;
- la description des objectifs et du périmètre de l’enquête ;
- le format et la composition de l’équipe d’enquête ;
- les méthodes et les moyens d’enquête pouvant être mis en œuvre ;
- les mesures permettant de garantir l’absence de représailles, la confidentialité de l’identité des personnes impliquées et des informations recueillies ainsi que les modalités de protection, de conservation et de stockage des données, notamment les données à caractère personnel ;
- les critères permettant de déterminer les suites à donner à l’enquête interne.
Par ailleurs, le Guide suggère de mettre à disposition des collaborateurs un document facilement accessible explicitant les principes directeurs suivis par les enquêteurs, les droits des salariés dans ce cadre (témoins, experts, personnes visées) et les comportements attendus de ces derniers par l’employeur[22].
S’agissant de la décision de lancer une enquête interne, le Guide rappelle que celle-ci peut être prise par l’instance dirigeante, ou par un comité spécial ou ad hoc. L’instance dirigeante devra être informée de l’ouverture de l’enquête, sauf dans les cas où elle serait mise en cause. Dans cette hypothèse, le Guide préconise de mettre en place une procédure de déport vers une formation telle que le comité d’audit ou le comité d’éthique[23].
S’agissant des acteurs chargés de l’enquête, le Guide indique que la composition de l’équipe d’enquête et les moyens à mobiliser seront décidés, conformément à la procédure d’enquête interne préalablement établie, par l’instance dirigeante ou les personnes qualifiées qu’elle aura désignées pour siéger au comité spécial ou ad hoc. Ceux-ci doivent être proportionnés aux faits signalés et à leurs conséquences éventuelles sur l’entreprise[24].
Les acteurs de l’enquête interne, qui peuvent être des salariés de l’entreprise, des tiers ou une équipe mixte doivent disposer d’une indépendance et d’une expertise suffisante, notamment quant au respect des garanties procédurales prévues par le droit social français, pour réaliser l’enquête[25].
Il importe ici de relever que le Guide préconise, en cas de recours à un avocat pour réaliser l’enquête interne, que ce dernier soit différent de celui assurant la défense pénale de l’entreprise ou des salariés visés par l’enquête, et indique qu’en tout état de cause, le document rédigé à l’issue de l’enquête interne ne serait protégé par aucun secret professionnel[26].
S’agissant de la première recommandation, il faut ici relever que rien n’empêche en réalité un avocat de réaliser une enquête interne pour le compte d’une entreprise dont il assure la défense pénale, pour peu que celui-ci respecte les bonnes pratiques en la matière, énoncées par le Conseil National des Barreaux[27] et par le Barreau de Paris[28], selon lesquelles il doit seulement s’abstenir d’agir contre une personne auditionnée pendant l’enquête interne.
S’agissant de la seconde recommandation, celle-ci parait également infondée. Rappelons ici que par application des articles 56-1-1 et 56-1-2 du code de procédure pénale, il est possible de s’opposer à la saisie de documents relatifs à l’exercice des droits de la défense et couverts par le secret professionnel de la défense et du conseil, sauf dans le cas de certaines infractions (corruption, trafic d’influence, fraude fiscale et blanchiment de ces infractions notamment) lorsque les consultations, correspondances ou pièces détenues ou transmises par l’avocat ou son client établissent la preuve de leur utilisation aux fins de commettre ou de faciliter la commission desdites infractions[29]. La circulaire d’application relative à la loi dont ces articles sont issus (dite “loi Confiance”), précise par ailleurs que la protection absolue du secret professionnel de l’avocat concerne non seulement le secret de la défense, existant dès lors qu’un avocat est désigné par une personne mise en cause, mais également le secret du conseil lorsqu’il se rapporte à l’exercice des droits de la défense, dans le cas par exemple d’une personne sollicitant des conseils auprès d’un avocat après la potentielle commission d’une infraction et en amont de toute procédure pénale[30]. Dès lors qu’ils s’inscrivent pleinement dans l’exercice des droits de la défense de l’entreprise, en ce qu’ils constituent des outils nécessaires à l’établissement de la véracité des faits utiles à l’élaboration de sa stratégie pénale, les documents de travail de l’avocat réalisés dans le cadre de l’enquête interne, les communications avec son client dans le cadre de celle-ci, ainsi que le rapport d’enquête doivent nécessairement bénéficier de la protection du secret professionnel de l’avocat.
Les suites à donner à l’enquête interne anticorruption
Enfin, et s’agissant des suites à donner à l’enquête interne anticorruption, le Guide aborde les suites immédiates, ainsi que les conséquences qu’elle peut entrainer à plus long terme pour l’entreprise[32].
S’agissant des suites immédiates à l’enquête et dans le cas où celle-ci ne confirmerait pas les soupçons, le Guide préconise d’archiver le rapport dans des conditions permettant de garantir un accès strictement restreint aux personnes habilitées à en connaître dans le respect des obligations relatives à la protection des données personnelle[33].
Par ailleurs, le Guide rappelle l’obligation d’information de l’auteur du signalement lorsque le fait générateur de l’enquête est un signalement relevant du dispositif d’alerte prévu par la loi Sapin II[34].
Dans l’hypothèse où l’enquête confirmerait les soupçons, le Guide préconise que des sanctions soient prises contre les personnes physiques auxquelles les faits seraient imputables, de manière proportionnée selon la gravité des comportements et en fonction de l’échelle des sanctions prévues par le régime disciplinaire de l’entreprise[35].
Dans l’hypothèse où la responsabilité pénale de la personne morale pourrait être engagée, le Guide, en cohérence avec les lignes directrice du PNF, recommande à l’entreprise de dénoncer les faits à l’autorité judiciaire, dès lors qu’une telle dénonciation est de nature à constituer un élément minorant l’éventuelle amende prononcée dans le cadre d’une CJIP[36]. Ici encore, le rôle de l’avocat apparait particulièrement important afin de permettre à l’entreprise d’évaluer l’opportunité d’une telle dénonciation.
Le Guide rappelle enfin que le suivi à mettre en œuvre postérieurement à une enquête interne doit prendre en compte les vulnérabilités éventuellement découvertes dans le cadre de celle-ci, afin de permettre la mise œuvre de mesures correctrices telle que la mise à jour des procédures anticorruption, afin d’éviter toute réitération de faits similaires[37]. Les points de vulnérabilités identifiés, toute comme les mesures correctrices mises en place, devront faire l’objet d’une attention renforcée dans le cadre des missions de contrôle et d’audit interne ultérieures[38].
Le Guide évoque enfin la possibilité, quel que soit le résultat de ’enquête, de procéder à une communication interne à l’issue de celle-ci et souligne que s’il peut être opportun de rappeler la politique de “tolérance zéro” de l’entreprise en matière de corruption dans le cas d’une enquête ayant corroboré un signalement en la matière, toute communication devra être réalisée sous un format garantissant l’anonymisation des données personnelles relatives aux faits rapportés et aux éventuelles sanctions disciplinaires prononcées, dans le respect des principes de présomption d’innocence et de droit au respect de la vie privée[39].