Alors pionnière en la matière, la France, faisant référence au drame du Rana Plaza dans ses débats parlementaires, avait adopté, le 27 mai 2017, la loi sur le devoir de vigilance des entreprises. Pour autant et en contradiction flagrante avec cette position initiale, la France a formé tout récemment, avec l’Espagne et l’Italie, une minorité de blocage dans le cadre des discussions finales sur le texte de la directive européenne relative au devoir de vigilance qui vise à promouvoir un comportement durable et responsable des entreprises tout au long des chaînes de valeur mondiales afin de réduire la portée du devoir de vigilance par l’exclusion du texte de tout l’aval de la chaîne de valeur.
Ce changement illustre le parcours étonnant de la législation sur le devoir de vigilance en France, cheminant entre affirmation textuelle et difficile mise en œuvre.
Selon l’article 1er de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises, les sociétés immatriculées en France qui emploient au moins cinq mille salariés en leur sein et/ou dans leurs filiales directes ou indirectes, ainsi que les sociétés immatriculées en France ou à l’étranger qui emploient au moins dix mille salariés en leur sein et/ou dans leurs filiales directes ou indirectes, ont l’obligation d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance pour identifier les risques et prévenir les atteintes graves commises par elles, leurs filiales et sous-traitants en France ou à l’étranger aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement.
En cas de non-conformité, et dans un délai de trois mois à compter d’une mise en demeure adressée à la société concernée, toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander au tribunal d’enjoindre cette société à se conformer à cette exigence. Cette injonction peut, le cas échéant, être accordée sous astreinte.
Un premier écueil de la législation sur le devoir de vigilance résidait dans le fait que la loi de 2017 ne précisait pas quel tribunal était compétent en la matière. Une première mise en demeure avait été faite en juin 2019 à l’encontre de la société française Total par plusieurs associations.
Ces associations souhaitaient enjoindre Total à mettre en place un plan de vigilance en conformité avec les attentes législatives et à, notamment, divulguer l’impact sur les droits humains et l’environnement des activités de sa filiale ougandaise. Cependant, en raison du manque de clarté de la loi quant à l’identité du tribunal compétent pour se saisir de cette action, cette dernière a fait l’objet de plusieurs épisodes judiciaires. Ainsi et alors que la demande avait été portée devant le tribunal judiciaire de Nanterre, Total avait fait valoir que le tribunal de commerce était seul compétent. Le 10 décembre 2020, la cour d’appel de Versailles avait donné raison à Total et jugé que c’était bien le tribunal de commerce qui devait statuer sur les demandes d’injonction relatives au respect du devoir de vigilance des entreprises. Pour autant, le 15 décembre 2021, cette décision avait été annulée par la Cour de cassation, laquelle reconnaissait la compétence de la juridiction judiciaire. Et quelques jours après seulement, une loi du 22 décembre 2021 venait donner compétence exclusive au Tribunal judiciaire de Paris en la matière, clôturant ainsi le débat s’agissant de cette question de compétence.
Avec la clarification concernant cette question de procédure, on aurait pu s’attendre à une augmentation des litiges dans ce domaine. Mais c’est là que le deuxième écueil est apparu. En effet, la notion de devoir de vigilance n’étant pas définie par le droit français, des difficultés d’appréhension de cette notion sont apparues.
Alors que le procès Total sur le fond était très attendu, le Tribunal judiciaire de Paris a renvoyé l’affaire à l’audience du 7 décembre 2022 afin de requérir l’assistance de trois amicus curiae afin qu’ils se prononcent sur la définition de cette notion. En plus de cette assistance requise par le Tribunal, les associations requérantes ont versé au dossier, avant la nouvelle audience, de nouveaux témoignages et éléments de preuve pour prouver les violations des droits humains qu’elles allèguent. Mais elles ont surtout soumis de nouvelles études scientifiques et des rapports d’experts pour tenter de démontrer l’insuffisance des mesures de vigilance de Total.
Malgré ces apports, l’audience portant sur le fond du premier procès du devoir de vigilance des entreprises a été le lieu d’une bataille sur la portée des obligations imposées par la loi sur le devoir de vigilance. Alors que les associations ont fait valoir que le plan de vigilance raisonnable de Total manquait de détails sur les mesures concrètes prises par l’entreprise et n’incluait pas les risques environnementaux et les impacts climatiques associés aux projets en question, Total a fait valoir que son plan était conforme à la loi. La décision sera rendue le 28 février 2023.
Les premiers mois de 2023 devraient donc apporter leur lot de précisions sur l’avenir du devoir de vigilance. Cependant, gageons que ces évolutions renforceront les obligations des entreprises en cohérence avec les dernières obligations édictées récemment, comme celles issues de la directive Corporate Sustainability Reporting.