Analyse
13 juillet 2023

Affaire Thales : la Cour de cassation renforce la protection des lanceurs d’alerte contre les représailles de leur employeur

Dans cet arrêt, la Cour de cassation conclut que le juge des référés doit prendre toute mesure qui s’impose pour faire cesser le trouble manifestement illicite issu du licenciement d’un lanceur d’alerte et, particulièrement, rechercher si l’employeur rap-porte la preuve que sa décision de licencier est dûment justifiée en vertu de l’article L.1132-3-3 du code du travail.

 

L’adoption en France de la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite “loi Sapin II”, a permis la reconnaissance du statut du lanceur d’alerte et la création d’un cadre apportant de nombreuses garanties[1]. Ce cadre a cependant été considéré par certains comme insuffisant pour faire face aux difficultés pratiques que pouvaient rencontrer les lanceurs d’alerte, notamment concernant leur protection et leur accompagnement[2]. Dès lors, pour faire face à ces critiques, ainsi qu’à la nécessité de transposer la directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union Européenne[3], le Parlement français a adopté la loi n°2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, dite “loi Waserman”).

Si le législateur a fait évolué les textes, les magistrats français ont également œuvré, pour leur part, à apporter les précisions et clarifications nécessaires à la définition d’une règlementation précise gouvernant les lanceurs d’alerte[4]. A cet égard, la Cour de cassation a rendu une décision le 1er février 2023 venant renforcer la protection des lanceurs d’alerte en cas de licenciement prononcé à titre de représailles par leur employeur, dans le cadre d’une affaire opposant la société Thales SIX GTS France (ci-après “Thales”) à l’une de ses employés.

La décision de la Cour de cassation du 1er février 2023 revient sur la compétence du juge des référés pour statuer sur le fond d’un licenciement prononcé consécutivement au signalement d’une alerte, ainsi que sur la charge de la preuve allégé dont bénéficie un lanceur d’alerte dans le cadre d’un recours contre un tel licenciement.

 

La Cour de cassation a considéré que le juge des référés était compétent pour statuer sur le fond d’un licenciement prononcé consécutivement au signalement d’une alerte

 

Dans le prolongement de la loi Waserman qui est venu rappeler et renforcé l’interdiction d’adopter des mesures de représailles à l’encontre des lanceurs d’alerte[5], la Cour de cassation a rendu un arrêt le 1er février 2023 dans une affaire concernant une employée qui aurait subi de nombreuses mesures de représailles avant d’être finalement licenciée à la suite d’une dénonciation qu’elle avait faite de faits susceptibles d’être qualifiés de corruption et de trafic d’influence[6].

Sur la base de l’article 12 de la loi Sapin II[7], l’employée a saisi le juge des référés afin de se voir reconnaître le statut de lanceuse d’alerte et de faire prononcer la nullité du licenciement, qu’elle considérait être une mesure de représailles prise postérieurement à son signalement. Elle souhaitait être réintégrée au sein de Thales et obtenir le versement des salaires dont elle avait été privée[8].

La formation des référés du conseil des prud’hommes ainsi que la cour d’appel de Versailles[9] ont considéré qu’il n’était possible ni d’établir un lien évident et non équivoque de cause à effet entre l’alerte et le licenciement prononcé à l’encontre de cette salariée ni d’établir des représailles prises en violation de son statut de lanceuse d’alerte, et ont donc renvoyé l’appréciation du motif du licenciement aux juges du fond[10].

La lanceuse d’alerte a formé un pourvoi dans lequel elle a invoqué qu’une telle décision violait les articles R1455-6[11], L1132-3-3[12] et L1132-4[13] du code du travail, en ce que le juge des référés aurait dû examiner la cause réelle et sérieuse du licenciement, et, plus précisément, l’ensemble des éléments apportés par Thales permettant de prouver que sa décision de licenciement était justifiée par des éléments objectifs étrangers à sa déclaration[14].

En effet, ses avocats ont insisté sur le fait que l’article 12 de la loi Sapin II donnait une compétence exceptionnelle et dérogatoire au juge des référés pour se prononcer sur le fond d’un licenciement consécutif au signalement d’une alerte et ne pas simplement rechercher si l’existence d’un lien manifeste entre le licenciement et l’alerte constituait un trouble manifestement illicite[15]. De plus, ils ont souligné que cet article, faisant directement référence à l’article R1455-6 du code du travail, ne pouvait qu’impliquer pour le juge des référés un pouvoir d’ordonner la réintégration d’un employé[16]. Ils considèrent en effet que cela constitue une protection nécessaire pour les lanceurs d’alerte au vu de la longueur des procédures au fond, lesquelles interviennent trop tardivement pour protéger efficacement les lanceurs d’alerte[17].

Finalement, la Cour de cassation a suivi ce même raisonnement en concluant que le juge des référés, même en présence d’une contestation sérieuse, devait mettre fin au trouble manifestement illicite issu du licenciement prononcé en représailles du signalement de l’alerte, en appréciant si les éléments qui lui étaient soumis permettaient de présumer de la qualité de lanceur d’alerte de l’employé et, le cas échéant, en recherchant si l’employeur rapportait la preuve que le licenciement qu’il avait prononcé était justifié par des éléments objectifs étrangers à la déclaration de l’employé[18].

 

La Cour de cassation a confirmé l’existence d’un régime allégé de la charge de la preuve bénéficiant aux lanceurs d’alerte en cas de litige relatif aux mesures de représailles prises par leur employeur

 

Le régime allégé de la charge de la preuve bénéficiant aux lanceurs d’alerte en cas de litige relatif aux mesures de représailles prises par leur employeur repose principalement sur l’article L1132-3-3 du code du travail. Dans sa version issue de la loi Sapin II, applicable au moment des faits faisant l’objet de la décision de la Cour de cassation, cet article prévoyait que, en cas de litige relatif à des mesures de représailles prises à l’encontre d’un lanceur d’alerte, (i) celui-ci devait uniquement présenter des éléments de fait qui permettent de présumer qu’il avait relaté ou témoigné de bonne foi des faits constitutifs d’un délit ou d’un crime ou qu’il avait signalé une alerte dans le respect des article 6 à 8 de la loi Sapin 2, et (ii) l’employeur devait prouver que sa décision était justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressé[19].

La loi Waserman a modifié cet article, lequel renvoie désormais à l’article 10-1 de la loi Sapin II qui dispose que, en cas de recours contre une mesure de représailles, le lanceur d’alerte doit présenter des éléments de fait qui permettent de supposer qu’il a signalé ou divulgué des informations dans les conditions prévues aux articles 6 et 8 et que l’employeur, quant à lui, doit uniquement prouver que sa décision est dûment justifiée et non plus qu’elle est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressé[20].

La décision de la Cour de cassation, bien que rendue sous l’ancien régime applicable, est venue opportunément rappeler l’attachement de la Cour au principe d’aménagement de la preuve du lanceur d’alerte. Cette dernière a effectivement considéré que le juge des référés ne devait pas uniquement constater que l’employée avait présenté des éléments permettant de présumer qu’elle avait signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi Sapin 2 mais devait également rechercher si l’employeur avait rapporté la preuve que sa décision de licencier était justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressée[21].

Cette décision, protectrice des lanceurs d’alerte, peut donc laisser espérer que la jurisprudence future entendra les termes du nouvel article 10-1 de la loi Sapin II de manière restrictive afin de ne pas dispenser les employeurs d’apporter la preuve que leur décision de licencier un lanceur d’alerte n’a pas été prise à titre de représailles.

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