Le droit au silence lors des investigations de l’Autorité des Marchés Financiers
Le droit au silence est un droit porté au rang de principe constitutionnel en matière pénale. Or, il s’avère que ce principe est susceptible d’être restreint dans le cadre d’enquêtes qui ne sont pas réalisées par des autorités judiciaires. Navacelle revient sur une décision de la CJUE consacrant un droit en silence dans le cadre d’une procédure pour manquements d’initiés.
L’Autorité des Marchés Financiers (« AMF ») dispose d’outils efficaces qui permettent d’aboutir à des résultats pertinents notamment dans le cadre des investigations, mais également pour rendre des sanctions[1].
Sur le fondement de ce pouvoir, l’AMF veille à la régularité des offres et des opérations qui se déroulent sur les marchés financiers et au respect des obligations professionnelles par les personnes assujetties[2]. Pour ce faire, elle peut réclamer la communication de tout document ou procéder à des auditions[3] et des visites domiciliaires[4].
Le législateur a dressé un cadre relatif à l’entrave aux contrôles et enquêtes de l’AMF par une personne soumise audit contrôle et une sanction en cas d’entraves aux investigations. Celui-ci s’entend du fait de faire obstacle à une mission de contrôle ou d’enquête ou bien de communiquer des informations erronées à l’AMF[5]. Dès lors, cette sanction, en cas d’entrave, conduit à se questionner sur la faculté pour une personne soumise à une telle enquête de garder le silence devant l’administration.
I. L’obligation de coopération et le droit au silence
Le Conseil constitutionnel reconnaît que le droit de garder le silence et le droit de ne pas s’auto-incriminer découlent directement de l’article 9 de la DDHC[6]. Ainsi, celui-ci a déclaré inconstitutionnel les articles du code de procédure pénale relatifs à la garde à vue en raison de l’absence de notification à l’intéressé de son droit à garder le silence[7].
Le droit conventionnel ne fait pas état d’une affirmation explicite de ce principe mais la jurisprudence affirme de manière extensive que le droit de garder le silence découle directement de l’article 6 de la Convention EDH[8]. De surcroît, la cour affirme que, dans le cadre d’une garde à vue, le droit de ne pas s’auto-incriminer a pour finalité de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et d’éviter les erreurs judiciaires[9]. De même, de nombreuses autres législations internationales admettent ce principe et en font un pilier de la procédure pénale[10].
Pour que l’AMF réussisse à exercer son pouvoir d’enquête, le législateur a mis en place un cadre relatif aux potentielles entraves aux contrôles de l’AMF par la personne soumise au contrôle. En effet, cela s’entend de l’obstacle à une mission de contrôle ou d’enquête, ou du défaut de communication des informations[11].
Cette entrave aux investigations est punie d’une sanction pénale[12] et d’une sanction administrative[13]. La sanction administrative a d’ailleurs récemment été déclarée inconstitutionnelle en raison d’une violation du principe de ne bis in idem concernant ce cumul de sanctions[14].
Néanmoins, la répression en cas d’entrave perdure et ne semble pas être contestée tant elle traduit un pouvoir de pression significatif pour les agents de l’AMF[15].
La sanction de la personne soumise au contrôle qui refuserait de coopérer pourrait s’analyser comme une atteinte au droit de se taire car la personne serait en réalité contrainte de coopérer si elle ne veut pas faire l’objet d’une sanction[16]. L’entrave est par ailleurs retenue dans un sens très large car les tiers à l’entité contrôlée peuvent faire l’objet d’une sanction[17]. Par ailleurs, cela constituerait une violation du droit de ne pas s’auto-incriminer[18].
Qui plus est, l’absence de coopération constitue un des critères permettant de calculer le montant de l’amende en cas de manquement d’entrave qui repose sur le principe de personnalité[19] et confère au juge un pouvoir d’appréciation du montant[20].
II. L’application du droit de garder le silence à la matière financière
Le devoir de coopération est mis en avant mais aucun texte ne précise l’existence du droit de se taire face aux agents de l’AMF[21].
La Commission des sanctions de l’AMF s’est donc penchée sur la question du droit de garder le silence vis-à-vis de l’entrave aux contrôles et enquêtes de l’AMF dans l’hypothèse où la personne refuserait de répondre aux requêtes des agents de l’AMF.
En effet, la Commission considère tout d’abord que si la personne auditionnée peut décider de ne pas coopérer avec les agents de l’AMF,cela permet aux membres de la Commission de tirer de cette attitude toute conséquence utile à la formation de leur jugement[22].
De plus, la Commission considère que si la sanction a été rappelée aux individus auditionnés alors le droit n’est pas violé, et ce même si le droit de garder le silence ne leur a pas été rappelé[23].
Le Conseil d’Etat a également été amené à se pencher sur cette question. Les requérants estimaient que l’absence de notification du droit de se taire lors d’une audition par les agents de l’AMF constituait une atteinte à l’article 6 de la CEDH. Toutefois, par une affirmation explicite, le Conseil d’Etat affirme que ce droit ne saurait être garanti. S’appliquant uniquement à la matière pénale, il n’est pas applicable à la procédure d’enquête administrative de l’AMF[24].
Plus récemment la Cour d’appel de Paris a affirmé que le droit de se taire et de ne pas s’auto-incriminer s’applique uniquement à compter de la procédure de sanction ouverte par la notification des griefs[25].
Cette décision s’avère pourtant contraire à la jurisprudence de la CEDH qui considère que le droit de se taire est applicable aux procédures administratives pouvant aboutir à l’imposition de sanctions relevant de la matière pénale[26]. De surcroît, la Commission des sanctions avait affirmé que le droit de se taire doit être respecté dans la procédure précédant la saisine de la Commission[27].
Par ailleurs, la Cour de cassation distingue l’hypothèse dans laquelle les enquêteurs de l’AMF avaient pour finalité de recueillir l’aveu de la personne ou alors qu’ils voulaient se faire remettre des documents nécessaires aux investigations. De la sorte, c’est seulement si le contrôle vise le recueil de l’aveu qu’il s’avère contraire au droit de ne pas s’auto-incriminer[28].
La cour fait donc une application stricte du droit fondamental en le cantonnant à la non-incrimination lorsqu’elle conduit à des aveux afin de privilégier l’efficacité et la célérité de l’enquête par les agents de l’AMF[29].
De ce fait, les différentes décisions conduisent à s’interroger sur leur conformité eu égard à la Convention EDH[30]. Par ailleurs, une décision récente de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») vient considérablement changer la donne.
III. L’impact de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 2 février 2021
Récemment, par arrêt du 2 février 2021, le juge européen a consacré le droit au silence pour les personnes physiques dans les enquêtes visant les abus de marché[31].
Plus précisément, la CJUE reconnaît explicitement le droit au silence pour la personne auditionnée lors d’une enquête concernant un délit d’initié. Par ailleurs, cette décision consacre le droit au silence pour les sanctions administratives qui revêtent un caractère pénal[32].
En outre, la CJUE affirme qu’une personne auditionnée peut arguer son droit de se taire pour éviter de donner des réponses pouvant engager sa responsabilité[33], et ce sans s’exposer à des sanctions pénales au titre d’une entrave aux investigations[34].
Par conséquent, cette décision marque une rupture avec les décisions nationales précitées car elle reconnaît au droit au silence une valeur fondamentale en le hissant au rang de principe général[35].
Dès lors, les garanties du procès équitable en matière d’abus de marché ne suscitent désormais plus d’incertitude concernant le domaine « quasi-pénal »[36] qui admet que certaines sanctions administratives ont un caractère pénal en raison de leur gravité[37].
L’absence de distinction entre le droit de se taire lors d’une audition et le de refus de transmission de documents incriminants fait débat dans la doctrine. Certains estiment que cette omission étend la portée du droit de se taire[38] mais d’autres soulignent que cette omission alimente le flou en la matière[39].
En revanche, ladite décision tempère sa portée concernant le droit de se taire face aux autorités « quasi-pénales » puisqu’il ne saurait justifier toute absence de coopération avec les autorités compétentes dans le cadre de leurs investigations[40].
Fort de cette décision, l’AMF a modifié sa charte d’enquête en mentionnant la décision de la CJUE. En effet, la charte affirme explicitement par rapport aux droits de la personne auditionnée que le droit au silence ne saurait justifier tout défaut de coopération[41].
Par conséquent, l’AMF a certes modifié sa charte d’enquête mais n’a pas proclamé le droit de se taire ni l’obligation pour les agents de notifier ce droit lors des auditions[42].
Dès lors, si le droit de se taire constitue désormais le principe, la pratique ne semble pas vouloir accorder les mêmes droits aux procédures pénales et « quasi-pénales» comme en témoigne cette réforme de la charte d’enquête de l’AMF.
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