Les petites affiches : Stéphane de Navacelle : « Paris doit être vue comme une place incontournable du droit »
Actu-juridique : Comment est né le projet du Paris Legal Makers ?
Stéphane de Navacelle : L’origine du projet tient en une prise de conscience : celle du bâtonnier Olivier Cousi qui a réalisé qu’en France, nous avions un ministère de la Justice, mais pas de ministère du Droit. Nous avons beaucoup trop tendance à penser le droit comme conséquence d’un conflit ou lorsque c’est trop tard, alors que le droit, tout comme les autoroutes ou l’accès à internet, constitue un avantage compétitif. Plus largement, il prend tout son sens dans un système judiciaire capable de rendre des décisions dans des délais rapides et raisonnables, mais aussi parce qu’il peut assurer la protection de la propriété intellectuelle ou encore celle des engagements commerciaux.
Dans une époque de dépassement du droit, avec la question de la conformité, les tribunaux populaires, l’instrumentalisation du droit à des fins politiques ou géopolitiques, il était très important de créer un événement qui soit un lieu de rencontres internationales, afin de rappeler que la France a une pleine place à prendre dans ces enjeux.
Le barreau de Paris est riche de plus de 30 000 avocats, ce qui en fait le plus gros d’Europe. Nous comptons des juristes, des magistrats, des directeurs juridiques qui pensent le droit comme une extension de souveraineté et le perçoivent comme un facteur de développement et de stabilité économiques, de technologie, de transition écologique.
D’autres initiatives sont portées au-delà du barreau, comme la formation MAJ (qui réunit magistrats, avocats et juristes), dans l’idée de créer ce lien et ce liant, qui existe de fait outre-Atlantique, parce qu’il n’y a pas de distinction entre magistrats, avocats et juristes. Certes, des distinctions apparaissent au moment où ils entrent en fonction, mais ils ont comme base la même déontologie. Nous faisons donc face à une forme de faiblesse structurelle et historique française.
C’est dans ce cadre que nous avons collectivement créé cette initiative, en prenant attache avec tous les acteurs de la scène du droit, les organisations de juristes, comme l’AFJE, le Cercle Montesquieu, des initiaves comme « Paris place du droit », etc. En creux nous espérons que les gens se disent : « C’est formidable d’être à Paris, on peut y penser le droit et Paris est un bon endroit pour implanter ma direction juridique »
AJ : Ce n’est pas le cas aujourd’hui ?
SN : C’est en tout cas ce qui doit toujours être mis en avant et recherché. Dans un monde qui change, si on reste statique, on est perdant. Or nous vivons clairement un phénomène d’accélération comparable à une révolution industrielle et l’on voit bien les difficultés d’adaptation de nos contemporains. Avec le Paris Legal Makers, nous mettons sur pied une sorte de « Davos du droit », avec des appuis solides, comme le MAJ, le ministère de la Justice, Bercy ou encore Choose France. Nous sentons un véritable intérêt, un engouement pour notre initiative saluée en France mais aussi à l’international.
AJ : Dans un contexte post-covid, le droit a-t-il un rôle encore renforcé à jouer dans la relance et la reconstruction du monde d’après ?
SN : On ne peut pas dire que l’idée du Paris Legal Makers soit liée au Covid. Bien sûr, nous sommes dans une optique de relance, mais nous avions évoqué cette initiative dès le début du quinquennat d’Olivier Cousi et Nathalie Roret. La crise du Covid a plutôt ralenti l’organisation de l’événement. Maintenant il est certain qu’il faut penser le monde d’après. Quel est-il et quelle est la place du droit dans ce nouveau monde ? On est témoin d’un repli identitaire qui dépasse les frontières, on constate que le débat public tourne autour de savoir si l’extrémisme va finir par l’emporter… Au barreau de Paris nous pensons que la communauté des avocats, des juristes, de tous ceux qui sont les faiseurs de droit, ont un rôle à jouer comme artisans de paix.
AJ : Dans cette idée, les sujets qui peuvent être appréhendés par le prisme du droit ne manquent pas, à l’instar de l’égalité entre femmes et homme ou l’écologie. La crise sanitaire rend-elle l’événement encore plus nécessaire ?
SN : Il y a autant de leviers d’action que l’imagination peut en concevoir, mais nous avons appuyé notre programme sur quatre approches : le droit comme levier de la croissance économique, de la transition technologique, de la transition écologique et les évolutions sociétales. À chaque fois, nous avons pensé des tables rondes et des ateliers.
Si l’on prend l’exemple du rôle de la société civile, il existe justement une table ronde sur son rôle dans l’effet normatif : les citoyens peuvent saisir la justice ou participer à la vie des entreprises en devenant des actionnaires militants, par exemple. De plus en plus, à la faveur du développement des échanges internationaux, on cherche à créer des normes. Mais quelle est la norme acceptable, puisqu’il y a des normes pour à peu près tout ? On voit bien que les grands pays et les organisations internationales interviennent dans ces organismes normatifs. Le Paris Legal Makers a vocation à attirer les décideurs juridiques internationaux qui, nous l’espérons, verront le foisonnement intellectuel et la façon dont on peut faire du droit en France. Peut-être en tireront-ils les conséquences logiques, comme Microsoft qui a son siège européen ici. Peut-être que d’autres entreprises pourront être influencées dans le même sens.
AJ : A-t-il été difficile de définir un programme ?
SN : Nous avions un document de base mais il a été largement modifié, amendé, retransformé. Par exemple, à l’origine, nous n’avions pas de table ronde spécifique sur les inégalités de genre, mais une membre de Business France nous a fait prendre conscience qu’il n’était pas possible de ne pas proposer un rendez-vous sur ce thème. Nous proposons donc un rendez-vous sur le droit face à la diversité et l’égalité. De la même façon, les magistrats de liaison avec qui nous étions en contact nous ont envoyé des remarques sur le terme de droit comme « arme de guerre ». Ils trouvaient l’expression inadéquate dans un salon parisien. Autre exemple, une table ronde devait être dédiée à la cryptomonnaie comme outil de lutte contre le blanchiment, mais nous l’avons finalement élargie à la notion de blockchain, qui va bien au-delà (permettant par exemple d’évoquer la sécurisation des contrats…).
Je veux aussi dire qu’il y aura un concours d’innovation, qui aura lieu tout au long de la journée, afin de mettre en avant le travail formidable réalisé par l’incubateur du barreau de Paris pour promouvoir les legal techs.
AJ : Qu’est-ce qui ferait de cet événement une réussite, selon vous ? Quels sont vos objectifs ?
SN : Que vous soyez magistrat, avocat, directeur juridique, vous avez tous des « clients » : des clients internes quand vous êtes directeur juridique, des clients externes quand vous êtes avocat. Pour les magistrats, c’est un peu différent, et s’ils n’ont pas de « clients » à proprement parler, ils sont face à des justiciables, qui néanmoins viennent pour la justice, qui sont des « consommateurs » du droit.
L’événement sera réussi si nous réussissons à faire avancer intellectuellement les choses, à provoquer des rencontres, à favoriser des initiatives positives, que ce soit dans la technologie, la propriété intellectuelle, l’investissement dans le système financier ou des solutions pérennes de la transition écologique – dont on sait qu’elle constitue l’urgence absolue. À cet égard, la nature humaine étant ce qu’elle est, elle aura besoin d’un coup de pouce et ce coup de pouce viendra des normes juridiques qui doivent nécessairement être internationales, car nous n’avons qu’une seule planète.
On le voit avec les problématiques de conformité : on dépasse largement les sujets de chaque pays. Qu’est-ce qu’une donnée personnelle, qui en a le droit ? Qui en est propriétaire ? Quel est le rôle du directeur juridique dans l’accompagnement de tout cela ? Si chacun repart avec une bonne idée et une bonne rencontre, si les consommateurs du droit sortent grandis de cette journée, cela serait formidable. Naturellement, nous espérons aussi des retombées pour les avocats.
AJ : Estimez-vous que le rôle des avocats est trop invisibilisé dans les évolutions sociétales ?
SN : Les avocats ne sont pas assez présents. On a tendance à penser à l’avocat comme recours onéreux quand le conflit arrive. Or nous devons nous manifester plus clairement et être au chevet de nos clients.
AJ : Droit continental versusdroit anglo-saxon… Comment se porte notre droit sur la scène internationale ?
SN : Nous avons précisément une table ronde sur l’hybridation du droit ! Aujourd’hui, une écrasante majorité des systèmes juridiques des pays est continentale, y compris des grands pays actifs sur la scène internationale. Mais nous allons vers une hybridation ou un mélange – nous y sommes presque, de bien des façons. Ce qu’il faut, c’est ne pas faire de ce sujet une opposition franche, mais aller chercher les bonnes idées là où elles sont. C’est cela qui est bien avec le barreau de Paris : il est constitué de cabinets de niches, avec un réseau international qui s’étend sur tous les continents, ainsi que des milliers d’avocats qui travaillent dans des cabinets internationaux, qui ont des associés outre-Manche et outre-Atlantique, tout comme des cabinets allemands ou chinois. Vous avez de tout à Paris. Vous ne trouverez pas d’autre capitale qui est à la fois politique, économique et centre décisionnaire, comme c’est le cas pour Paris.
AJ : Vous avez des partenaires très divers, comme Le Trésor, Business France, WWF, Choose france, Greenpeace, l’ONU. N’y a-t-il pas d’intérêts divergents entre eux ?
SN : Il y en a plein, c’est cela qui est génial ! Avec le Paris Legal Makers, nous voulons créer un moment où différents acteurs se parlent, pour confronter leurs idées en dehors des tribunaux ou des manifestations. C’est la trêve olympique. Mais les sujets polémiques ou stratégiques vont être traités par les vrais sachants et les vrais décideurs. Les gens intelligents parlent la même langue, les experts dans un domaine se comprennent.
AJ : L’événement est parrainé par le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, contre qui une plainte pour violence psychologique et menace vient d’être déposée par une avocate. Cela est-il un problème ?
SN : Il est garde des Sceaux et à ce titre, il est inconcevable d’imaginer un tel événement sans sa présence.
AJ : L’exemple du contrat raté des sous-marins avec l’Australie est-il le genre d’expérience à ne pas renouveler ? Est-ce un sujet abordé par le Paris Legal Makers ?
SN : Ce que je sais de ce dossier, c’est qu’il y a eu des engagements contractuels ou pré-contractuels au titre desquels une compensation financière sera versée à hauteur de ce qui était prévu dans le contrat. Mais cela pourrait se produire aussi dans l’autre sens. Notre souci n’est pas tellement l’abandon de ce contrat, mais plutôt de faire en sorte que le rapport de force s’inscrive aussi dans un rapport de droit. Il faut également construire plus vite et plus fort l’Europe, qui se bâtit elle-même avec et par le droit. D’ailleurs, la présidence française de l’Union européenne dès janvier comptera un volet juridique fort. On peut parfaitement imaginer que le Paris Legal Makers en soit une sorte de prologue.