Ce que l’on a aujourd’hui l’habitude de désigner sous le nom d’extraterritorialité du droit couvre des réalités bien différentes. Selon un rapport du Conseil d’État, qui a longuement travaillé sur le sujet, l’extraterritorialité concerne « des normes juridiques dont le champ d’application excède la compétence territoriale de l’État qui en est l’auteur ». Le rapport distingue ensuite les différents degrés de perception de cette extraterritorialité. Évidemment considérée comme légitime lorsque la compétence personnelle de l’État lui est subsidiaire, comme en matière de nationalité, elle semble plus discutée lorsqu’elle empêche des acteurs étrangers d’opérer sur un territoire étranger, comme dans le cas des lois américaines instaurant des embargos commerciaux dans d’autres pays. Elle est également à distinguer de l’influence, qui induit l’imitation par d’autres pays de règles applicables dans un autre État.
Pour Hugo Pascal, chercheur et rédacteur en chef de la Revue européenne du droit (RED), ce phénomène complexe est loin d’être récent, on en trouve par exemple des traces dans le Code civil ou le Code pénal français dès la codification. Mais il semble avoir pris une autre dimension avec la mondialisation, depuis que « marchés et États ne sont plus des formes qui se superposent ». L’avocat parisien Stéphane de Navacelle note qu’en France, la prise de conscience face à ce phénomène qui bouleverse l’économie mondiale a été tardive : c’est seulement lorsque des sanctions étasuniennes ont été prises contre BNP Paribas pour violation des lois portant sur les embargos avec Cuba que l’on a commencé à agir. « En France, nous partons avec un déficit historique », estime-t-il. Et jusqu’ici, l’extraterritorialité à la française n’avait semblé se construire qu’en réaction à celle des Américains. Selon Philippe Coen, VP de In-House Counsel Worldwide, administrateur de l’AFJE et directeur juridique et des affaires publiques de The Walt Disney Company France, Europe centrale & Europe de l’est, l’extraterritorialité moderne a vu le jour en 1977, aux États-Unis, avec le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui réprimait la corruption d’agents publics étrangers, tandis qu’en France, et jusque dans les années 2000, les sommes versées par les entreprises aux agents étrangers afin d’obtenir un marché étaient déductibles du résultat fiscal. Mal perçue par les continentaux lorsqu’elle émane des Américains, elle est accusée d’affaiblir les économies d’autres États.
En France, l’École de guerre économique (EGE), organisme de formation né d’un think tank sur l’intelligence économique a publié, en octobre 2021, un « rapport d’alerte », intitulé Comment les États-Unis contribuent-ils à affaiblir l’économie française. Il y est bien sûr question d’extraterritorialité : « L’application extraterritoriale du droit américain permet de toucher des cibles secondaires sur des bases contestées (utilisation du dollar, passage d’une transaction sur le sol américain…). Il s’agit à la fois de sanctionner les Rogue States mais aussi toute entreprise souhaitant quand même faire des échanges avec ceux-ci (par exemple l’Iran). Ce recours au droit se mélange, dès le Patriot Act de 2003, au renseignement déployé pour lutter contre le terrorisme comme l’attestent les révélations d’Edward Snowden en 2013. En récupérant des informations confidentielles, la NSA transmet au Département de la Justice (DoJ) de quoi attaquer des cibles économiques, voire de leur imposer une tutelle de compliance. » Stéphane de Navacelle, délégué du bâtonnier de Paris à l’influence par le droit, observe que ce que nous, Européens, qualifions d’extraterritorialité des lois américaines, est au contraire, aux yeux des Américains, rattaché par un lien territorial très puissant au territoire du Nouveau-Monde. Ce lien est le dollar et lors d’une transaction entre deux entités étrangères, le simple fait qu’une compensation ait lieu sur le territoire des USA suffit à permettre leur intervention. L’expansion mondiale du phénomène est donc également due au succès du billet vert au sein de l’économie.
La contribution grandissante des acteurs privés et l’avènement du juriste
Pour Stéphane de Navacelle, l’avance outre-Atlantique en la matière s’explique également par la mentalité américaine, la valeur centrale y étant la liberté. « Les Américains ont le droit chevillé au corps autant que les Français ont l’État chevillé au corps », lance-t-il. Dans cette configuration, les entreprises américaines doivent pouvoir faire du business partout dans le monde et le gouvernement, qui garantit la liberté de ses citoyens, doit faciliter le développement de leur activité dans toutes les régions du monde. Les enjeux de l’extraterritorialité ont donc évolué et le scope est passé d’une logique de régularisation des marchés à des questions d’attractivité économique. À quel moment cette bascule s’est-elle produite ? Un rapport du Conseil d’État de 2012 mentionnait déjà que les acteurs privés contribuent de plus en plus à l’élaboration des régulations internationales.
« L’interdépendance croissante entre les économies, encouragée, a progressivement fait disparaître les marchés institués par les frontières et érodé la puissance régulatrice des États-nations, sans pour autant qu’une nouvelle organisation ait pu, à ce jour, le suppléer dans ses missions, à l’image de celle de la lutte contre la criminalité financière », estime Hugo Pascal. Mais en dépit de ce que certains estiment être leur volonté, les États-Unis ne peuvent pas régler la totalité des affaires du monde et l’extraterritorialité américaine ne couvre pas tout. Dans le cadre de leur activité globale, les entreprises deviennent alors productrices de normes qui, appliquées dans tous les pays où elles opèrent, prennent de facto le caractère de « normes aterritoriales ». « En général, les entreprises adoptent, dans le cadre de leur activité globale, la législation locale la plus exigeante, notamment en matière de droit humains, observe Hugo Pascal. Mais elles vont même parfois plus loin, en développant leurs propres normes, sous l’impulsion de facteurs externes, telles des parties prenantes et notamment, dernièrement, des investisseurs ». Dans cette configuration, Philippe Coen estime que l’extraterritorialité du droit français doit faire figure de « réponse du berger à la bergère ». Il considère qu’en ces temps de globalisation, chaque région du monde doit avoir la possibilité de faire valoir ses normes, qui traduisent ces valeurs. « Surfer entre les vagues des normes étatiques en concurrence entre elles est un vrai plaisir de juriste, c’est bien là le sel de notre métier à l’international ! », lance-t-il. Gérer les conflits de normes, voilà une des missions essentielles du juriste. D’autant plus qu’aujourd’hui d’autres pays produisent des règles extraterritoriales, notamment la Chine, en matière de
conformité, d’anticorruption et de données personnelles. Il prend l’exemple des directives européennes, pour lesquelles la transposition laisse une latitude aux États membres et constate qu’en matière d’extraterritorialité, c’est la même chose : les règles du pays d’origine et les règles du pays de réception pèsent sur les choix stratégiques de base des entreprises. Philippe Coen relève par exemple qu’en matière d’audiovisuel, sur la zone Europe, les règles des 27 pays se confrontent s’agissant de la complexe science des quotas. Le juriste est chargé de questionner la viabilité du projet dans tel ou tel territoire et, en quelque sorte, de « choisir » quelles règles appliquer. « Dans cette mesure, il y a une certaine responsabilité des juristes dans la fabrication des normes. Ils ont la capacité d’infléchir les normes internationales, par le lobbying ou en siégeant au sein d’organisations professionnelles, relève-t-il. La révolution peut venir des juristes ! Ce sont eux qui tiennent la plume, et détiennent donc une certaine forme de pouvoir ». Il considère qu’en France, la création de la « filière droit », en cours, permettra de rassembler les forces juridiques vives du pays pour mieux rayonner à l’extérieur. « Il n’existe pas pour le moment, de guichet du droit en France vis-à-vis des pouvoirs publics, du legislateur, de la société civile », regrette-t-il. Il y voit l’occasion pour les juristes d’entreprise, de jouer un rôle moteur, notamment en matière d’éthique, de déontologie et de lobbying.
Stéphane de Navacelle donne une autre clé pour comprendre la situation actuelle. Selon lui, le lobbying de l’American bar association (ABA) est puissant parce que tous ses membres, juristes, avocats ou magistrats, sont des lawyers, tous issus d’une même culture professionnelle, qui partagent une déontologie commune. À l’initiative du barreau de Paris, il organise, le 6 décembre 2021, la première édition du « Paris Legal Makers », qui rassemble des juristes de tous horizons.
Les enjeux actuel
Auparavant issue d’une logique de régulation des marchés et très investie par les publicistes (l’expression vient du droit international public) la question de l’extraterritorialité concentre désormais des enjeux d’attractivité économique. Au sein de ce nouvel ordonnancement complexe, le droit est davantage qu’un outil, c’est un véritable instrument d’influence. Pour Stéphane de Navacelle, Européens et Français doivent se mettre en ordre de bataille et comprendre comment agissent les Américains : pragmatiques, ils veulent créer, dans tous les pays, des conditions favorables à leur business et modifier les lois locales afin qu’elles soient compatibles avec celui-ci. La démarche des Européens en réplique peut donc s’inscrire dans une autre dimension : celle de transmettre certaines valeurs sociétales.
Pour Philippe Coen, la loi française Sapin II a été précurseur en matière d’extraterritorialité. Mais elle contient aussi des défis qu’il appartient à l’entreprise de mettre en pratique. Car il ne faudrait pas que l’existence d’une filiale, ou d’un établissement en France, puisse devenir un frein à l’investissement et risquer un déport des investisseurs. En cette matière l’équilibre est compliqué et il demeure essentiel que ces règles, parfois vécues comme des contraintes, soient considérées comme vertueuses. « Dans les entreprises à marque forte, il existe déjà une forte culture de la conformité qui a été construite de fait et dès l’origine par la créativité des juristes, véritable législateurs internes des entreprises », explique Philippe Coen. L’enjeu réputationnel est bien sûr immense et parfois même la préoccupation centrale, les règles de conformité permettent un contrôle interne et externe, y compris auprès de ses sous-traitants à l’international.
Mais les acteurs privés ont-ils la capacité de peser dans le jeu géopolitique ? L’école de guerre économique, dans son rapport d’alerte d’octobre 2021, mentionne, pessimiste, que « la bataille autour de la norme est un des enjeux contemporains puisqu’elle permet la prise d’initiative sur des dynamiques souveraines. À titre d’exemple, la promotion et la diffusion d’une norme dans un domaine où il existe un vide juridique en France vont donc naturellement ouvrir sur un effet boule de neige où les entités françaises, par peur d’un « manque de compliance ou de compétitivité », vont s’aligner sur la norme américaine qui sera considérée comme «supérieure » même si un équivalent français arrive à la suite ».
Toute tentative d’extraterritorialité au niveau européen ou national serait donc vaine ? Stéphane de Navacelle ne le croit pas. Le prochain Paris Legal Makers, entend s’adresser aux investisseurs, afin de leur donner le signal d’une environnement juridique sain et conforme à leurs valeurs pour implanter leur activité sur notre territoire. « Il nous faut parler de nos différences, entre professions et entre États au niveau européen afin de voir quels sont nos points de désaccord », souligne-t-il. Il estime que la création d’un parquet européen indépendant est une avancée formidable et témoigne de l’émancipation du Vieux continent face à l’influence américaine. « L’objectif premier est la défense du modèle social européen », ce qui va dans le sens des enjeux actuels. Pour Hugo Pascal, si la loi française sur le devoir de vigilance est restée un temps une notable exception, il estime que l’échelle pertinente pour faire émerger de nouvelles normes harmonisées est l’Union européenne. « Le RGPD a donné l’exemple sur la façon dont l’Union européenne peut jouir d’une influence normative globale et amener à une certaine évolution des pratiques ».
Selon lui, les entreprises n’y seraient pas opposées par principe et ont même salué, avec le RGPD, l’avènement d’un nouveau standard qu’elles ont pu déployer au niveau global. Il salue aussi les conditions dans lesquelles, dans le dossier Airbus, la première convention judiciaire d’intérêt public a été menée par le parquet national financier en collaboration avec le DoJ américain et le SFO britannique. « La CJIP Airbus a été historique, pas uniquement en raison du montant de l’amende négociée, mais aussi par la collaboration des autorités de poursuite, tant au niveau de l’enquête qu’à celui de la sanction ». Une question se pose toutefois : ne risque-t-on pas d’assister à une forme de compétition entre États, à celui qui produira les règles les plus vertueuses ou les plus contraignantes, selon le point de vue de chacun. Pour Hugo Pascal, il faut d’abord distinguer ce qui relève d’un agenda politique national – à l’image des sanctions prononcées par les États-Unis contre l’Iran à la suite de leur retrait de l’Accord de Vienne – des préoccupations communes dans l’intérêt de tous, par exemple la lutte anticorruption où l’avenir est à la coordination des poursuites et à leur résolution partagée. Néanmoins, si les standards américains et européens se sont beaucoup rapprochés ces dernières années, ce n’est pas forcément le cas dans d’autres parties du monde, au risque de voir ré-émerger le risque d’une concurrence inéquitable (level playing field) entre de nouveaux acteurs dans les marchés internationaux.